Maurice Baquet

Juin 40, l’exode, extrait des carnets de notes de Vladimir Pozner

19 juin 1940. – (…) Deux heures plus tard, j’étais Ă  Castel Novel. Pierre, Gisèle et Simone PrĂ©vert (Jacques est Ă  Varetz oĂą il a conquis officiers et soldats d’une colonne de trains et part avec eux pour les PyrĂ©nĂ©es), Marcel Duhamel, le colonel Ulrich, Valery Adams qui a peur que l’AmĂ©rique n’entre en guerre et que les Allemands ne la gardent comme « hostage », Nando et GĂ©gĂ©, la mère, la sĹ“ur et le frère de GĂ©gĂ©, Odette Joyeux, son fils et sa mère, Ginette Lamour avec ses deux gosses et la bonne, Flora, un vieux docteur et sa femme, etc., tous Ă©chouĂ©s ici comme de vieux papiers apportĂ©s par le vent.
Dans les communs, les derniers Espagnols, Lilette Pinsard qui, sachant conduire depuis un mois seulement, a amené dans une 6 CV Renault, que son beau-frère suivait en vélo, sa mère, ses deux sœurs et les bébés respectifs de celles-ci, âgés l’un de sept mois et l’autre de deux semaines. Enfin, des affectés spéciaux de chez Hotchkiss. Plus bas dans les allées, un convoi du train et un convoi sanitaire.
« À Brive, dit Ida, les évacués font la queue devant la mairie pour rentrer chez eux, dans le Nord. »
T.S.F. : les Anglais, en Libye, ont tué vingt Italiens, blessé plusieurs autres et fait des prisonniers : important succès. Nos armées continuent toujours à se retirer en bon ordre et en combattant sur des positions préparées à l’avance.
Le capitaine et le lieutenant du convoi du train d’en bas montent à minuit au château. On leur donne à manger, ils coucheront dans le couloir, dans des sacs de couchage.
Il y a aussi, à Castel Novel, Maurice Baquet, zouave, qui vient de Royan où, pour le service cinématographique des armées, il était en train de tourner un film de propagande : « Tourelle 3 ». Les aviateurs de Royan se sont embarqués pour le Maroc, ils ont donné à Maurice un papier l’autorisant à se rendre à Brive et à y attendre le 1er juillet. « Ils étaient huit mille pilotes professionnels qui n’avaient pas eu de zinc depuis le début de la guerre. Des as ! Ils faisaient des loopings et des tonneaux avec un vieux bombardier de trois tonnes, le seul qu’ils avaient à leur disposition. Il y avait aussi trois avions de chasse, mais non équipés de mitrailleuses : quelquefois, pour calmer la population, on les faisait voler bas au-dessus de Royan. Dès que les Allemands arrivaient, ils se barraient : ils n’étaient pas armés. »
Le lieutenant du train tient des propos subversifs : l’unique salut de la France, à l’heure actuelle, c’est l’Union soviétique. Il n’est pas le seul à l’avoir dit et redit sur la route, depuis Paris.

20 juin 1940. – Nous prenons nos dispositions avec Ida. Échange de noms, d’adresses. Rendez-vous dans le Midi, ou à Madrid, ou à Lisbonne, ou à New York.
Baquet part avec moi sur sa moto. Il s’embête à Castel Novel, mi-soldat, mi-civil. Je l’annexe. Il roule devant moi en disant aux automobilistes de se ranger.
Nous évitons Brive, pataugeons dans de petits chemins (depuis que nous avons dépassé la Creuse, les orages et les averses nous fouettent plusieurs fois par jour), débouchons sur la Nationale 20, dix-neuf kilomètres avant Souillac.
Elle déborde de convois, la Nationale 20, les camions se suivent sans interruption, chargés de soldats déboutonnés et sans casque, à l’intérieur, sur les marchepieds, sur les ailes des voitures. Plus de civils : ils ont été refoulés sur les petits chemins. Ceux que nous avons pris tout à l’heure étaient semés de voitures à matelas (sur le toit), à bicyclettes (attachées par devant et par derrière), à pneus et bidons de réserve (n’importe où) ainsi que d’hommes amphibies, soldats par en bas, civils par en haut (ou peut-être centaures ?), ou vice-versa, à pied ou en vélo, et qui ont tout l’air de se retirer sur des positions préparées à l’avance par leurs familles respectives. Comme ils ne sont plus pressés, ils s’arrêtent au bord de la route pour dormir ou faire la causette.
Les deux expressions les plus en vogue actuellement : « dans la nature » et « colmater ». Exemples : « Depuis Paris, le détachement Lorcy s’est perdu dans la nature », « Le Ministère a quitté La Bourboule, il est dans la nature », « On a abandonné les camions dans la nature » ; « dans la nature » a remplacé « quelque part en France ». Exemples : « Alors, tu colmates ? », « On bouffe, on dort, mais on n’arrive pas à colmater », « Si j’ai vu des gendarmes sur la route ? Deux, dans une bagnole qui ont essayé de me gratter, mais je les ai bien colmatés », « Elle a un beau châssis, la môme, je lui colmaterais bien la poche », « Qu’est-ce qu’on s’est fait colmater par les Fritz ! » Origine : expression employée par Weygand au début de l’offensive allemande : l’ennemi a réussi à former une poche que je suis en train de colmater.
Les raffinés emploient également le terme : Bourbaki.
Arrêt à Souillac pour trouver du pain. Je fais six boulangeries, dans de petites rues, toutes les six fermées. Maurice en trouve chez une marchande de vélos. Et moi, je déniche deux boîtes de pâté, denrée disparue tout comme les sardines.
La ville est bondée de troupes. Des soldats, des sous-offs, des officiers subalternes font les boutiques les unes après les autres à la recherche de nourriture.
Une voix : « Pozner ! » Assis à côté du chauffeur d’un camion, Pierre Morange, infirmier, que j’ai vu pour la dernière fois alors qu’il était stationné au Fort de Vanves. « Nous allons à Lunel », dit-il. Le convoi de la 22e S.I.M., évadé du Val-de-Grâce, passe vers Lunel.
Après Souillac, les convois se suivent. Nous nous perdons avec Maurice, nous retrouvons, nous perdons à nouveau. Les véhicules se suivent à la queue leu leu : les Studebakers verts en rôdage, les vieux camions Renault et Latil, des citernes, des ambulances, des Simca, des canons, sur une camionnette, quatre mitrailleuses de DCA jumelées, des voitures civiles ornées d’un petit drapeau tricolore, des bennes, des caissons, le tout enfilé par des motocyclistes en cuir, casqués, un mousqueton en bandoulière.
Au sommet d’une montée, sur un fond de lande et de ciel, subitement déserts, un petit char 6 tonnes avec dix soldats qui manifestement rentrent chez eux.
Dans un embouteillage, Maurice raconte : « Ce matin, il est venu de la ferme cinq ou sept soldats isolés. Ils avaient faim, ils sont venus demander à manger, et ils parlaient de révolution ».
Nous rentrons à Vers. « J’ai cru que vous aviez déserté, dit Perreau, ou que vous vous êtes fait barboter la voiture, ou que vous avez eu un accident. » Je remercie avec effusion pour cette marque de confiance.
Pendant que je roulotte avec le colonel, Maurice nous trouve à manger chez l’épicier du village qui vient de regagner ses foyers, en principe, pour finir une convalescence. Nous mangeons pour rien, et l’on nous trouve une grange avec des poules. Quand nous y rentrons, il s’en échappe une, en voulant la remettre dedans, nous en laissons partir deux autres, bientôt, nous en sommes à jouer au rugby sur la route avec des poules pour ballon. Il y a deux trous dans le toit de la grange par lesquels on voit le ciel, mais il ne pleut pas.