L’attentat de l’OAS

Le 7 fĂ©vrier 62, dans l’aprĂšs-midi, une explosion voisine Ă©branle nos carreaux. C’était Ă  cĂŽtĂ©, rue Mazarine, chez Vladimir Pozner. Volodia avait Ă©crit rĂ©cemment Le lieu du supplice, l’histoire d’un soldat du contingent qui est contraint en AlgĂ©rie d’assister (au moins) aux tortures infligĂ©es aux AlgĂ©riens. (
) L’OAS, oĂč il y avait de fins lettrĂ©s, envoya un tueur chez Volodia. (
) Pendant que le docteur Aboulker l’opĂ©rait Ă  la PitiĂ©, j’attendais Ă  l’hĂŽpital avec d’autres amis et la dĂ©lĂ©gation du ComitĂ© central du Parti communiste. Un des membres de celle-ci se lamentait : « Le camarade Pozner n’avait donc pas lu les instructions donnĂ©es par L’Huma ? Il Ă©tait bien recommandĂ©, en cas de bombe au plastic, de s’éloigner le plus possible et de se coucher Ă  plat ventre. » Le ton Ă©tait affectueux, mais dĂ©sapprobateur. Volodia survĂ©cut. Il aura dans sa vie traversĂ© pas mal de labyrinthes et d’épreuves ambiguĂ«s : le Parti, l’exclusion, l’exil en AmĂ©rique, le Parti Ă  nouveau, Staline, la dĂ©stalinisation. J’aimerais bien qu’un jour il Ă©crive ses MĂ©moires. Je ne suis pas sĂ»r qu’il le fera. Ceux qui savent se taisent. Ceux qui parlent ne savent pas. Est-ce Lao-tseu ou un communiste qui l’a dit.

(Claude Roy, Somme toute, 1976)

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Portrait GĂ©raldine Pardo

Je       t’embrasse.

Nous avons besoin de ta tĂȘte.
Guerri vite. [sic]
Je t’embrasse encore une fois.
Nazim Hikmet
[sur une page d’agenda du lundi 12 fĂ©vrier 1962]
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Ma chĂšre Ida,
Je pense beaucoup Ă  toi. J’ai eu AndrĂ© au tĂ©lĂ©phone, d’aprĂšs sa voix j’ai pensĂ© que Volodia allait un peu mieux. As-tu besoin de quelque chose, appelle-moi quand tu pourras.
Le jour oĂč Volodia a Ă©tĂ© blessĂ©, je dĂ©jeunais avec S. de Beauvoir, nous parlions de son livre qu’elle a trouvĂ© excellent, et qu’elle a fait lire Ă  tout son entourage. Elle m’a retĂ©lĂ©phonĂ© depuis pour avoir de vos nouvelles.
Je t’embrasse bien tendrement. Je n’ose pas venir te dĂ©ranger car je crois que tu as besoin de calme. Embrasse Volodia et AndrĂ©.
Gégé [Géraldine Pardo]
(1962)
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Paris le 17 février 62
5, rue de Lille (VIIe)
Mon cher Pozner,
Je n’ai pas Ă  te dire mon indignation de ce qui s’est passĂ©. Ceci seulement pour te serrer la main et te souhaiter une prompte guĂ©rison.
Toute mon affection.
Tzara

Maurice Baquet

Juin 40, l’exode, extrait des carnets de notes de Vladimir Pozner

19 juin 1940. – (…) Deux heures plus tard, j’étais Ă  Castel Novel. Pierre, GisĂšle et Simone PrĂ©vert (Jacques est Ă  Varetz oĂč il a conquis officiers et soldats d’une colonne de trains et part avec eux pour les PyrĂ©nĂ©es), Marcel Duhamel, le colonel Ulrich, Valery Adams qui a peur que l’AmĂ©rique n’entre en guerre et que les Allemands ne la gardent comme « hostage », Nando et GĂ©gĂ©, la mĂšre, la sƓur et le frĂšre de GĂ©gĂ©, Odette Joyeux, son fils et sa mĂšre, Ginette Lamour avec ses deux gosses et la bonne, Flora, un vieux docteur et sa femme, etc., tous Ă©chouĂ©s ici comme de vieux papiers apportĂ©s par le vent.
Dans les communs, les derniers Espagnols, Lilette Pinsard qui, sachant conduire depuis un mois seulement, a amenĂ© dans une 6 CV Renault, que son beau-frĂšre suivait en vĂ©lo, sa mĂšre, ses deux sƓurs et les bĂ©bĂ©s respectifs de celles-ci, ĂągĂ©s l’un de sept mois et l’autre de deux semaines. Enfin, des affectĂ©s spĂ©ciaux de chez Hotchkiss. Plus bas dans les allĂ©es, un convoi du train et un convoi sanitaire.
« À Brive, dit Ida, les Ă©vacuĂ©s font la queue devant la mairie pour rentrer chez eux, dans le Nord. »
T.S.F. : les Anglais, en Libye, ont tuĂ© vingt Italiens, blessĂ© plusieurs autres et fait des prisonniers : important succĂšs. Nos armĂ©es continuent toujours Ă  se retirer en bon ordre et en combattant sur des positions prĂ©parĂ©es Ă  l’avance.
Le capitaine et le lieutenant du convoi du train d’en bas montent à minuit au chñteau. On leur donne à manger, ils coucheront dans le couloir, dans des sacs de couchage.
Il y a aussi, Ă  Castel Novel, Maurice Baquet, zouave, qui vient de Royan oĂč, pour le service cinĂ©matographique des armĂ©es, il Ă©tait en train de tourner un film de propagande : « Tourelle 3 ». Les aviateurs de Royan se sont embarquĂ©s pour le Maroc, ils ont donnĂ© Ă  Maurice un papier l’autorisant Ă  se rendre Ă  Brive et Ă  y attendre le 1er juillet. « Ils Ă©taient huit mille pilotes professionnels qui n’avaient pas eu de zinc depuis le dĂ©but de la guerre. Des as ! Ils faisaient des loopings et des tonneaux avec un vieux bombardier de trois tonnes, le seul qu’ils avaient Ă  leur disposition. Il y avait aussi trois avions de chasse, mais non Ă©quipĂ©s de mitrailleuses : quelquefois, pour calmer la population, on les faisait voler bas au-dessus de Royan. DĂšs que les Allemands arrivaient, ils se barraient : ils n’étaient pas armĂ©s. »
Le lieutenant du train tient des propos subversifs : l’unique salut de la France, Ă  l’heure actuelle, c’est l’Union soviĂ©tique. Il n’est pas le seul Ă  l’avoir dit et redit sur la route, depuis Paris.

20 juin 1940. – Nous prenons nos dispositions avec Ida. Échange de noms, d’adresses. Rendez-vous dans le Midi, ou à Madrid, ou à Lisbonne, ou à New York.
Baquet part avec moi sur sa moto. Il s’embĂȘte Ă  Castel Novel, mi-soldat, mi-civil. Je l’annexe. Il roule devant moi en disant aux automobilistes de se ranger.
Nous évitons Brive, pataugeons dans de petits chemins (depuis que nous avons dépassé la Creuse, les orages et les averses nous fouettent plusieurs fois par jour), débouchons sur la Nationale 20, dix-neuf kilomÚtres avant Souillac.
Elle dĂ©borde de convois, la Nationale 20, les camions se suivent sans interruption, chargĂ©s de soldats dĂ©boutonnĂ©s et sans casque, Ă  l’intĂ©rieur, sur les marchepieds, sur les ailes des voitures. Plus de civils : ils ont Ă©tĂ© refoulĂ©s sur les petits chemins. Ceux que nous avons pris tout Ă  l’heure Ă©taient semĂ©s de voitures Ă  matelas (sur le toit), Ă  bicyclettes (attachĂ©es par devant et par derriĂšre), Ă  pneus et bidons de rĂ©serve (n’importe oĂč) ainsi que d’hommes amphibies, soldats par en bas, civils par en haut (ou peut-ĂȘtre centaures ?), ou vice-versa, Ă  pied ou en vĂ©lo, et qui ont tout l’air de se retirer sur des positions prĂ©parĂ©es Ă  l’avance par leurs familles respectives. Comme ils ne sont plus pressĂ©s, ils s’arrĂȘtent au bord de la route pour dormir ou faire la causette.
Les deux expressions les plus en vogue actuellement : « dans la nature » et « colmater ». Exemples : « Depuis Paris, le dĂ©tachement Lorcy s’est perdu dans la nature », « Le MinistĂšre a quittĂ© La Bourboule, il est dans la nature », « On a abandonnĂ© les camions dans la nature » ; « dans la nature » a remplacĂ© « quelque part en France ». Exemples : « Alors, tu colmates ? », « On bouffe, on dort, mais on n’arrive pas Ă  colmater », « Si j’ai vu des gendarmes sur la route ? Deux, dans une bagnole qui ont essayĂ© de me gratter, mais je les ai bien colmatĂ©s », « Elle a un beau chĂąssis, la mĂŽme, je lui colmaterais bien la poche », « Qu’est-ce qu’on s’est fait colmater par les Fritz ! » Origine : expression employĂ©e par Weygand au dĂ©but de l’offensive allemande : l’ennemi a rĂ©ussi Ă  former une poche que je suis en train de colmater.
Les raffinés emploient également le terme : Bourbaki.
ArrĂȘt Ă  Souillac pour trouver du pain. Je fais six boulangeries, dans de petites rues, toutes les six fermĂ©es. Maurice en trouve chez une marchande de vĂ©los. Et moi, je dĂ©niche deux boĂźtes de pĂątĂ©, denrĂ©e disparue tout comme les sardines.
La ville est bondée de troupes. Des soldats, des sous-offs, des officiers subalternes font les boutiques les unes aprÚs les autres à la recherche de nourriture.
Une voix : « Pozner ! » Assis Ă  cĂŽtĂ© du chauffeur d’un camion, Pierre Morange, infirmier, que j’ai vu pour la derniĂšre fois alors qu’il Ă©tait stationnĂ© au Fort de Vanves. « Nous allons Ă  Lunel », dit-il. Le convoi de la 22e S.I.M., Ă©vadĂ© du Val-de-GrĂące, passe vers Lunel.
AprĂšs Souillac, les convois se suivent. Nous nous perdons avec Maurice, nous retrouvons, nous perdons Ă  nouveau. Les vĂ©hicules se suivent Ă  la queue leu leu : les Studebakers verts en rĂŽdage, les vieux camions Renault et Latil, des citernes, des ambulances, des Simca, des canons, sur une camionnette, quatre mitrailleuses de DCA jumelĂ©es, des voitures civiles ornĂ©es d’un petit drapeau tricolore, des bennes, des caissons, le tout enfilĂ© par des motocyclistes en cuir, casquĂ©s, un mousqueton en bandouliĂšre.
Au sommet d’une montĂ©e, sur un fond de lande et de ciel, subitement dĂ©serts, un petit char 6 tonnes avec dix soldats qui manifestement rentrent chez eux.
Dans un embouteillage, Maurice raconte : « Ce matin, il est venu de la ferme cinq ou sept soldats isolés. Ils avaient faim, ils sont venus demander à manger, et ils parlaient de révolution ».
Nous rentrons Ă  Vers. « J’ai cru que vous aviez dĂ©sertĂ©, dit Perreau, ou que vous vous ĂȘtes fait barboter la voiture, ou que vous avez eu un accident. » Je remercie avec effusion pour cette marque de confiance.
Pendant que je roulotte avec le colonel, Maurice nous trouve Ă  manger chez l’épicier du village qui vient de regagner ses foyers, en principe, pour finir une convalescence. Nous mangeons pour rien, et l’on nous trouve une grange avec des poules. Quand nous y rentrons, il s’en Ă©chappe une, en voulant la remettre dedans, nous en laissons partir deux autres, bientĂŽt, nous en sommes Ă  jouer au rugby sur la route avec des poules pour ballon. Il y a deux trous dans le toit de la grange par lesquels on voit le ciel, mais il ne pleut pas.

PoĂšmes de circonstance Стохо ĐœĐ° ŃĐ»ŃƒŃ‡Đ°Đč, 1928

Unique recueil de poÚmes (en russe) publié par Pozner.

PoĂšmes de circonstance

Paris, impr. de la SociĂ©tĂ© nouvelle d’Ă©ditions franco-slaves, 1928

A propos de


Vladimir Pozner, connu comme Ă©crivain et journaliste français, et mĂȘme comme scĂ©nariste amĂ©ricain, est presque oubliĂ© en tant que poĂšte russe. Cet oubli est, Ă  mon avis, injustifiĂ©. Sa poĂ©sie possĂšde un charme indĂ©niable et mĂ©riterait que les universitaires s’intĂ©ressent Ă  son unique recueil poĂ©tique, ne fĂ»t-ce qu’Ă  cause des inventions formelles et des trouvailles rythmiques tout Ă  fait originales et inattendues.

Andreï Dobritsyn, Journées Vladimir Pozner, Maison des écrivains, Paris 2005

Panorama de la littérature russe, 1929

Panorama de la littérature russe

Kra, 1929

Les premiers mots

Dans les cirques russes il existait une attraction spĂ©ciale : des Ă©quilibristes marchaient sur un fil de fer tendu en tenant un samovar entre les mains. En France, le samovar est remplacĂ© par un bĂąton, au Japon, par un Ă©ventail. Le fil de fer reste toujours le mĂȘme. Trop souvent, en Ă©tudiant la littĂ©rature russe, les critiques n’ont prĂȘtĂ© attention qu’au samovar. Je me suis efforcĂ© de parler du fil de fer.

A propos de


Voici dĂ©jĂ  six mois qu’a paru le Panorama de la littĂ©rature russe contemporaine. Je le lus dĂšs sa publication et cette lecture m’attacha si fort que je promis Ă  son auteur, Vladimir Pozner, de dire ici combien son livre m’apparaissait utile, vif et divers.
Je m’excuse publiquement auprĂšs de M. Pozner de tenir parole aujourd’hui seulement, mais sans trop de remords. Son ouvrage est de ceux qui n’ont pas Ă  compter avec la date d’un article. Sa robustesse le place sur un plan plus haut, plus solide que celui de l’actualitĂ©.
Un retard, mĂȘme assez important, ne peut affecter la diffusion d’un livre qui est (et sera trĂšs longtemps) indispensable Ă  celui qui veut connaĂźtre et comprendre les Ă©lĂ©ments, les courants, l’atmosphĂšre de la littĂ©rature russe dans le premier quart de ce siĂšcle.

Joseph Kessel, Les Nouvelles littéraires, 1929

Nous connaissons quelques romanciers russes, mais la littĂ©rature russe dans ses lignes gĂ©nĂ©rales, dans ses tendances, dans ses origines, est gĂ©nĂ©ralement ignorĂ©e en France. La LittĂ©rature russe contemporaine de M. Vladimir Pozner contribuera heureusement Ă  la faire reconnaĂźtre. Sans qu’il soit possible de contrĂŽler les jugements et les aperçus de l’auteur, il rĂšgne dans tout son livre un air d’intelligence qui ne trompe pas.

AndrĂ© Billy, L’ƒuvre, 1929

C’est un livre intĂ©ressant Ă  deux titres, d’une part dans l’itinĂ©raire de Vladimir Pozner, qui va faire de l’enfant prodige des FrĂšres SĂ©rapion, du jeune poĂšte russe qui a dĂ©butĂ© Ă  15 ans, un romancier français, le romancier français notamment du Mors aux dents ; et dans cet itinĂ©raire, ce livre reprĂ©sente une incursion inattendue dans un domaine acadĂ©mique, sur le terrain de la critique universitaire et de l’histoire de la littĂ©rature. DeuxiĂšme titre d’intĂ©rĂȘt, cette incursion est peut-ĂȘtre sans lendemain dans la carriĂšre de Vladimir Pozner, mais elle n’est pas sans portĂ©e : c’est une contribution qui fait date dans l’histoire de la connaissance en France de la littĂ©rature russe du XXe siĂšcle
 Le goĂ»t, les options esthĂ©tiques de Vladimir Pozner se caractĂ©risent par la prĂ©dominance du facteur esthĂ©tique sur le facteur idĂ©ologique.

(Michel Aucouturier, Journées Vladimir Pozner,
Maison des Ă©crivains, Paris 2005)

Jean-Richard Bloch

Jean-Richard Bloch

la MĂ©rigote, POITIERS (Vienne) le 28 juin 32

M. Vladimir Pozner
– : – : – : – :- : – : – : – :

Cher Monsieur,
Je vous dois je ne sais combien de lettres. À mieux dire, je me les dois Ă  moi-mĂȘme, entendant par lĂ  que je tiens Ă  vous rĂ©pondre, que je me le dois autant qu’à vous, et que vos questions, vos paroles, votre livre, ont soulevĂ© quantitĂ© de problĂšmes sur lesquels j’aimerais Ă  m’entretenir avec vous.
Car il s’agirait bien plutît d’une conversation que d’une explication ou d’un plaidoyer. Je tiens davantage à me rendre compte et à comprendre, qu’à prouver que j’ai eu raison.
L’annĂ©e derniĂšre, vous m’avez questionnĂ© sur les auteurs russes contemporains qui m’avaient surtout frappĂ©. En mars de cette annĂ©e, vous m’avez Ă©crit une lettre bien intĂ©ressante, Ă  propos de mon Commentaire, l’UNITÉ DU MONDE. Elle m’a accompagnĂ© dans mes dĂ©placements. Je cherchais toujours le temps de vous rĂ©pondre.
Là-dessus est arrivé votre beau grand livre, plein de faits et de précisions.
Vous savez que je suis attelĂ© Ă  diffĂ©rentes besognes, – une sĂ©rie d’études idĂ©ologiques, dont la chaĂźne commence Ă  DESTIN DU THÉÂTRE et Ă  DESTIN DU SIÈCLE (sans mĂȘme remonter Ă  CARNAVAL EST MORT) et va se poursuivre rĂ©guliĂšrement, chez Rieder ; une sĂ©rie d’ouvrages que, pour faire bref, j’appellerai encore des « romans », qui s’ente sur …ET COMPAGNIE, qui va former une chaĂźne de dix Ă  quinze volumes, dont le premier achevĂ© paraĂźt en ce moment dans la Nouvelle Revue Française, et dont le destin avouĂ© est de substituer Ă  la formule du roman bourgeois, que je considĂšre comme Ă©teinte, une formule nouvelle ; – enfin une sĂ©rie d’ouvrages Ă  cĂŽtĂ© qui verront le jour dans les interstices des deux sĂ©ries prĂ©cĂ©dentes.
Tout cela entremĂȘlĂ© des ennuis continuels que me donne ma santĂ©, la plus irrĂ©guliĂšre qu’on puisse imaginer. Il y a quinze mois que je ne suis revenu Ă  Paris, pour Ă©viter toute dĂ©perdition de forces et parce que, Parisien de naissance, y ayant vĂ©cu toutes ces derniĂšres annĂ©es, je sais trop ce qu’on peut y trouver, – surtout ce qu’on n’y peut pas trouver.
Je vous rĂ©pondrai donc dĂšs que cela me sera possible. J’en ai le dĂ©sir autant que l’intention. Pour le moment, je suis dans un coup de collier qui ne me laisse pas le loisir de souffler, et, par ailleurs, je me bats contre ma santĂ©. DĂšs que je le pourrai Ă©galement, je vous demanderai s’il vous sera possible de venir une fois passer trente-six heures Ă  Poitiers. Ce sera encore le meilleur moyen de tirer certaines choses au clair. J’espĂšre vivement qu’il vous sera loisible de nous faire ce plaisir.
Ce mot n’a Ă©tĂ© que pour jeter une passerelle sur un silence qui devait commencer Ă  vous paraĂźtre incomprĂ©hensible et pour vous tĂ©moigner ma reconnaissante et fraternelle sympathie.

Jean-Richard Bloch

Sur Bertolt Brecht

Un an plus tĂŽt, Ă  Paris, oĂč Le cercle de craie caucasien venait d’éclater comme un coup de tonnerre, j’avais emmenĂ© Brecht et les siens dans un bar-restaurant sur les quais de la Seine. On y sert, sur un plateau de bois, des fromages rares et multiples, imprĂ©gnĂ©s de marc et d’eau-de-vie, enveloppĂ©s dans des feuilles de vigne, roulĂ©s dans des Ă©pices, saupoudrĂ©s de cendre, bref, de quoi faire oublier les tours de Notre-Dame de l’autre cĂŽtĂ© du fleuve. Tout Ă  cĂŽtĂ©, une librairie ouverte le soir, qui s’appelle Shakespeare and Company, vend des bouquins d’occasion. Nous avions commencĂ© par elle ; un rayon aprĂšs l’autre, et jusqu’aux caisses qui traĂźnaient par terre, Brecht avait inspectĂ© la compagnie : des romans policiers en anglais, d’autant plus utiles qu’il ne lisait pas le français. Je l’avais aidĂ© dans la mesure de mes connaissances, modestes au prix des siennes : il avait tout lu, Ă©tait familier avec la plupart des auteurs. Nos femmes s’impatientaient. Brecht avait fini par acheter une trentaine de volumes dĂ©penaillĂ©s. À prĂ©sent, installĂ© Ă  la terrasse du restaurant, il dĂ©gustait les fromages, aussi nombreux que les livres – cadeau de l’auteur de Macbeth, un chef-d’Ɠuvre du genre – empilĂ©s Ă  ses cĂŽtĂ©s sur une chaise : il avait tenu Ă  les garder Ă  portĂ©e de main.
La nuit Ă©tait douce, autrement douce qu’à Berlin un an plus tard ; devant nous les rĂ©verbĂšres vacillaient sur le Petit-Pont. J’indiquai Ă  Brecht un chĂšvre d’aspect bĂ©nin, plus violent que le plus barbare des romans policiers amĂ©ricains. Il en goĂ»ta et me remercia d’un sourire.
– Oui, dit-il pensivement, comme s’il rĂ©pondait Ă  la fois Ă  la force du fromage, Ă  la douceur de la nuit, aux cloches de Notre-Dame et de Saint-Julien-le-Pauvre qui vidaient au-dessus de nos tĂȘtes une querelle sĂ©culaire au sujet du temps.
Il souriait sans desserrer les lĂšvres, ce qui lui donnait un ait gĂȘnĂ©, presque timide. Une idĂ©e se prĂ©senta Ă  lui qu’il examina en silence. Elle devait lui plaire : son sourire s’accentua, derriĂšre les verres des lunettes, ses petits yeux myopes se mirent Ă  pĂ©tiller.
– J’aimerais exposer ce plateau de fromages dans le foyer de mon thĂ©Ăątre, dit-il, pour apprendre aux Allemands ce qu’est la culture.

(Vladimir Pozner se souvient)

Bertolt Brecht et Vladimir Pozner à Berlin, années 1950.

Bertolt Brecht et Vladimir Pozner à Berlin, années 1950.

VLADIMIR POESNER (sic)
C.N.D.I xxxxxxxxx has recently furnished information concerning association between BERT BRECHT and VLADIMIR POESNER (…). For example, informant related that on August 19, 1944, Mrs. POESNER accepted an invitation for the POESNERS to visit the BRECHTS for « a quiet evening ». Again on September 26, 1944 POESNER was advised by an unknown woman that BRECHT had been in conversation with the woman [xxxx whereupon xxxxxxxxxx] POESNER remarked that that was interseting and that he would see tha woman and talk matters over.
C.N.D.I. xxxxxxxxxx related that on october 16, 1944, POESNER and BRECHT were in touch with one another concerning a scenario. At the time POESNER made detailed criticisms on three points of a script, apparently prepared by BRECHT. This script involved a character by the name of ANNETTE and has its final scene a trial in court. At the close of this contact POESNER inquired of BRECHT whether or not BRECHT was coming to the « rendez-vous ». BRECHT advised he was not coming as he had too much to do and would be no good there whereupon POESNER stated that he would go with a friend and would let BRECHT know about it afterwards.
(…)
C.N.D.I. xxxxxxxxxxx further related that on October 17, 1944, BRECHT, POESNER and an unidentified woman, possibly SALKA VIERTEL, who is collaborating with POESNER, conversed about a manuscript. POESNER advised BRECHT on that occasion that he had just returned from a conference concerning the manuscript and that the person considering it was worried about the «Underground» matter. He said however that he had pointed out to that individual that the « underground » matter came up only once and could be easily disposed of.

(Archives du F.B.I.)

Anthologie de la prose russe contemporaine, 1929

Anthologie de la prose russe contemporaine

Hazan, 1929

Les premiers mots

En France on s’intĂ©resse aux jeune auteurs russes beaucoup plus qu’on ne les traduit.

A propos de


Cette anthologie est consacrée à dix-neuf auteurs contemporains, dont la moitié à peine sont connus en France par quelques traductions. Les autres, Boulgakov, Kavérine, Pasternak, Slonimsky, Tikhonov, etc., sont révélés pour la premiÚre fois.

AndrĂ© Pierre, L’Europe nouvelle, 1929

M. Vladimir Pozner, qui possĂšde Ă  merveille le français et le russe, a pensĂ© que le moment Ă©tait venu de donner un tableau complet de la littĂ©rature russe d’aprĂšs la RĂ©volution, Ă  l’aide d’Ɠuvres en prose convenablement choisies, et de notices bio-bibliographiques indiquant la place occupĂ©e par chaque Ă©crivain dans les lettres d’aujourd’hui, sa formation intellectuelle, ses tendances, ses mĂ©thodes.

Philéas Lebesgue, 1929

André Breton

TrĂšs bien, votre article : “ Conversation avec X ”. À travers ce qui s’écrit – ou le peu qui me parvient – une des seules choses que je tienne pour justes de ton, vraiment sensibles, agitantes, et qui parviennent encore Ă  combler l’effroyable distance qui sĂ©pare ce qui a cours ici et de qui nous tient Ă  cƓur. Je ne doute pas que nous continuions Ă  diffĂ©rer sur toutes sortes de solutions mais j’ai tenu Ă  vous dire que, par delĂ  ces divergences (qui tiennent sans doute Ă  ce que le compas de la connaissance et du progrĂšs humain n’est pas ouvert de mĂȘme pour vous et pour moi), je me crois tenu Ă  vous Ă©crire – bien mal – qui vous ĂȘtes pour moi une des rares voix qui se fassent entendre dans la nuit.

André Breton
45 W 56     N.Y.C.

Henri Cartier-Bresson

31.3.1992

ChĂšre Ida
C’est avec une profonde douleur qu’hier j’ai appris par une amie la disparition de Vladimir. Tout un pan de notre existence s’écroule, tant de vieux souvenirs qui nous liaient, d’amitiĂ©s communes, d’enthousiasmes et puis tout ce que nous apportaient ses Ă©crits, qui eux demeurent.
Son souvenir restera toujours vivace.
Je pense Ă  vous.
Avec mon trĂšs amical souvenir.

Henri Cartier-Bresson

TolstoĂŻ est mort, 1935 / EN LIBRAIRIE

Tolstoj Ăš morto. Editio Adelphi, 2010. En librairie.

Tolstoj Ăš morto Ed. Adelphi, 2010 / EN LIBRAIRIE

TolstoĂŻ est mort. Editions Christian Bourgois, 2010. En librairie

Ed. C. Bourgois, 2010 / EN LIBRAIRIE

La BibliothÚque française, 1948

La BibliothÚque française, 1948

TolstoĂŻ est mort

TolstoĂŻ est mort

TolstoĂŻ, fuyant sa maison et les siens, tomba malade dans une gare perdue, Ă  Astapovo. Il y mourrait une semaine plus tard, le 7 novembre 1910. Pendant sept jours, le tĂ©lĂ©graphe servit de lien unique entre Astapovo et le monde. Les copies des dĂ©pĂȘches, conservĂ©es dans les archives, furent retrouvĂ©es et rĂ©unies en volumes. Elles constituent l’ossature de ce livre. Tous les faits relatĂ©s sont authentiques, toutes les citations littĂ©rales, tous les dĂ©tails conformes Ă  la rĂ©alitĂ©. Quelques rĂ©pliques ou remarques, ajoutĂ©es de-ci de-lĂ , sont Ă©crites dans le prolongement des tĂ©moignages tĂ©lĂ©graphiques, nĂ©cessairement brefs.

Vladimir Pozner

Les premiers mots

Le 1er novembre 1910, Ă  10 h 10 du matin, un tĂ©lĂ©gramme est remis au guichet de la petite gare d’Astapovo, sur la ligne de chemin de fer Riazan-Oural.
« Hier suis tombĂ© malade. Voyageurs m’ont vu, affaibli, descendre du train. Crains que la nouvelle ne se propage. Aujourd’hui, amĂ©lioration. Poursuivons voyage. Prenez mesures. Tenez-nous au courant. »

A propos de


RĂ©cit d’une agonie mythique
Il faut absolument lire ce livre d’une audacieuse simplicitĂ©. Un Ă©crivain de 30 ans avec une maniĂšre franche d’aborder les choses, un sens aigu des faits, un regard lĂ©gĂšrement en surplomb, rencontre d’emblĂ©e ce qui est, ou devrait ĂȘtre, la dĂ©finition mĂȘme de toute entreprise littĂ©raire : l’accĂšs immĂ©diat Ă  un monde d’Ă©motion et de pensĂ©e.

DaniÚle Sallenave, Le Monde, 5 février 2010

Le tĂ©lĂ©graphe, avant l’iPad, faisait son entrĂ©e dans la littĂ©rature
TolstoĂŻ est mort, de Vladimir Pozner (dont l’Ɠuvre est Ă  redĂ©couvrir, en commençant par Le Mors aux dents et Les Etats-DĂ©sunis), reprend Ă©galement des tĂ©moignages, des dĂ©pĂȘches et des lettres. En 185 chapitres brefs, c’est le dernier sĂ©jour de TolstoĂŻ qui est relatĂ©. LiĂ© aux mouvements de l’avant-garde poĂ©tique en Russie, l’auteur a construit une sorte de chant, un collage vigoureux, qui reproduit la situation absurde de l’écrivain agonisant, coupĂ© de sa propre gloire. On pense aux romans-documents de Blaise Cendrars, L’Or et Rhum, et Ă  l’ouverture de L’Espoir d’AndrĂ© Malraux. Le tĂ©lĂ©graphe, avant l’iPad, faisait son entrĂ©e dans la littĂ©rature.

Raphaël Sorin, Blog Libé, 4 février 2010

La mort de TolstoĂŻ, premier reality show de l’histoire
Le livre qui restitue le mieux l’aura extraordinaire de cet Ă©vĂ©nement est sans doute TolstoĂŻ est mort, publiĂ© pour la premiĂšre fois en 1935 et rĂ©Ă©ditĂ© rĂ©cemment en France et en Italie.

Lara CrinĂČ, Il Venerdi di Repubblica, mai 2010

Les livres de Elle
Si la vie de LĂ©on TolstoĂŻ est ponctuĂ©e de retournements dĂ©routants, que dire de sa mort ? A l’Ăąge de 82 ans, aprĂšs un demi-siĂšcle de mariage avec la comtesse Sophie qui lui donna treize enfants, il dĂ©cide de fuir la demeure familiale. Voyageant sous un nom d’emprunt, il tombe malade et est recueilli par le chef de gare. TrĂšs vite, les journalistes accourent
 Le regrettĂ© Vladimir Pozner a choisi dans « TolstoĂŻ est mort », Ă©crit en 1935, de reconstituer les derniers jours du grand Ă©crivain. Aujourd’hui rĂ©Ă©ditĂ©s, ces fragments mĂȘlant courtes phrases et citations authentiques construisent un roman passionnant et Ă©tonnamment
 contemporain !

Héléna Villovitch, Elle, 2-8 mars 2010

Pozner, un inventeur de formes
NĂ© Ă  Paris en 1905 de parents d’origine russe, il portera en lui, sa vie durant, cette sorte de double origine : en Russie au moment de la RĂ©volution, il s’y rĂ©vĂšle un jeune poĂšte prometteur, soutenu par Gorki, proche de ceux que l’on appellera les formalistes. De retour en France, il fait dĂ©couvrir les nouvelles tendances littĂ©raires de cette neuve Union soviĂ©tique, avant de devenir lui-mĂȘme romancier. Il soutient, durant les annĂ©es 30, les Ă©crivains allemands en exil puis la RĂ©publique espagnole, parcourt les Etats- Unis en 1936 avant de devoir s’y rĂ©fugier pendant la guerre (il Ă©crit quelques scĂ©narios pour Hollywood). L’aprĂšs-guerre le voit poursuivre la lutte : il accueille ces nouveaux exilĂ©s que sont les victimes du maccarthysme, entretient des amitiĂ©s multiples et fidĂšles – avec Brecht, Chagall, Bunuel… Victime d’un plasticage de l’OAS en 1962, il Ă©chappe Ă  la mort et poursuit son Ɠuvre jusqu’en 1992 — ayant traversĂ© le siĂšcle, Ɠil vivant, dĂ©couvreur attentif et artiste novateur.

Thierry Cecille, Le Matricule des anges, mars 2010

La mort de TolstoĂŻ en direct
La fugue et la fin de TolstoĂŻ contiennent en fait un potentiel romanesque et fictionnel qui a attirĂ© l’intĂ©rĂȘt des Ă©crivains, biographes et cinĂ©astes : de Romain Rolland Ă  Stephan Zweig, de Tomas Mann Ă  Rainer Maria Rilke jusqu’Ă  Orwell et bien d’autres, la liste est vaste. Chacun cependant a voulu voir dans la fugue et la fin de TolstoĂŻ une sorte d’Ă©vĂ©nement paradigmatique, nĂ©gligeant la chronique au profit d’une relecture souvent symbolique et pas toujours impartiale de la rĂ©alitĂ©. Le seul livre qui a vraiment racontĂ© la fugue et la fin de TolstoĂŻ a Ă©tĂ© Ă©crit en 1935 par Vladimir Pozner.

Mattia Mantovani, La Provincia di Lecco, juin 2010

Sur un événement devenu mythique, Pozner écrivit un premier livre à la facture originale qui donna la mesure de son talent.
Vladimir Pozner est un de ces intellectuels et Ă©crivains d’exception comme le XXe siĂšcle en connut peu. Russe et Français tout Ă  la fois, mais aussi esprit universel et cosmopolite, prenant son miel lĂ  oĂč il le trouvait, loin de toute contrainte, il fut sa vie durant un homme engagĂ© qui croyait que le monde pouvait et devait changer. (
) En 1935, son premier livre, TolstoĂŻ est mort, connaĂźt un succĂšs retentissant.
(
) Le livre est le rĂ©cit heure par heure, minute par minute, de la fin du grand homme, suivie dans le monde entier au moyen des tĂ©lĂ©grammes et des journaux. Face Ă  une popularitĂ© immense qui ne peut ĂȘtre comparĂ©e qu’Ă  celle de Victor Hugo pour les Français, le gouvernement tsariste, qui craignait TolstoĂŻ, Ă©tait sur les dents et avait dĂ©pĂȘchĂ© des policiers chargĂ©s de suivre son agonie. (
) Les paysages dĂ©trempĂ©s, la nuit ou la grisaille du jour, les attroupements silencieux, le sifflet du train… dessinent une toile de fond au diapason de l’angoisse de tous les spectateurs de cette agonie.
A partir de ce fil conducteur, Vladimir Pozner rĂ©alise un rĂ©cit fort et original en utilisant la technique du montage comme l’avaient pratiquĂ©e les cinĂ©astes et les photographes tels Rodtchenko ou John Heartfield, dont l’influence fut grande sur les Ă©crivains russes des annĂ©es 1920. (
)
On ne raconte plus, le lecteur devient acteur de l’aventure en recrĂ©ant du lien et du sens tel que lui le perçoit. Vladimir Pozner, en mettant en place une technique d’Ă©criture qui aurait pu ĂȘtre dĂ©routante, voire ennuyeuse, rĂ©ussit le tour de force de rendre passionnant ce qui aurait pu sembler insignifiant et Ă  faire surgir, Ă©troitement liĂ©es, Ă©motion et pensĂ©e. Du grand art.

Marie-ThĂ©rĂšse SimĂ©on, L’HumanitĂ©/Les lettres françaises, juin 2010

Le cas TolstoĂŻ
C’est le mĂ©rite de Pozner qui a voulu consulter tous les tĂ©lĂ©grammes partis de et arrivĂ©s Ă  Astapovo. Son compte rendu, « monté » comme une sĂ©quence de film (Pozner a aussi Ă©tĂ© scĂ©nariste, et son « The Dark Mirror » a Ă©tĂ© nommĂ© aux Oscars en 1946) a une saveur Ă  Ă©gale distance d’Ionesco et de Gogol.

Nicoletta Tiliacos, Il Foglio, juin 2010

Et TolstoĂŻ fugua
DĂšs que la nouvelle de la fugue de l’écrivain est connue, les Ă©chotiers arrivent en masse Ă  Astapovo et prĂ©cĂšdent la famille. GrĂące aux dĂ©pĂȘches, nous n’ignorons rien du quotidien du grand homme : son pouls, sa nourriture, sa tempĂ©rature
 D’aprĂšs la rumeur, des foules de disciples caucasiens feraient le siĂšge de la ville. «Tout, souligne Vladimir Pozner, est matiĂšre Ă  articles, les mensonges comme les mises au point, les suppositions comme les dĂ©mentis.»

Joseph Macé-Scaron, Le Magazine littéraire, février 2010

Le retour de Pozner
La prĂ©sence de Vladimir Pozner, disparu en 1992, s’imposait Ă  l’occasion de la cĂ©lĂ©bration de l’annĂ©e de la Russie. Sa forte personnalitĂ© d’Ă©crivain et de journaliste en fait le trait d’union culturel entre nos deux pays. NĂ© Ă  Paris en 1905, il passa sa jeunesse Ă  Petrograd au moment de la rĂ©volution de 1917. De retour en France en 1921, c’est en langue française que le jeune homme qui a traduit TolstoĂŻ, DostoĂŻevski et la nouvelle littĂ©rature soviĂ©tique, Ă©crit ses premiers ouvrages.

Jean-Claude Lamy, Le Midi libre, 23 avril 2010

TolstoĂŻ est mort, docu-livre de Vladimir Pozner
Le montage d’Astapovo
Avant 1935, on pensait tout savoir sur la fugue sĂ©nile de LĂ©on TolstoĂŻ et sur sa mort dans le village d’Astapovo : c’est alors que Pozner a « monté » tout le matĂ©riel dispersĂ© (tĂ©lĂ©grammes, articles, rapports de police) avec une incroyable tension objective, et ainsi rĂ©alisĂ© un grand roman sur le dernier souffle de l’Ă©popĂ©e.

Enzo di Mauro, Alias, supplément à Il Manifesto, juillet 2010

Le monde Ă©pie les derniers battements de son cƓur
Pozner reconstruit cet ultime Ă©pisode de la vie de TolstoĂŻ, mettant en Ă©vidence l’intĂ©ressant phĂ©nomĂšne, nouveau pour l’Ă©poque, qui le caractĂ©rise : le complet renversement des rapports traditionnels entre vie publique et vie privĂ©e.

Nadia Caproglio, La Stampa, juin 2010

Bien sĂ»r, la littĂ©rature française et Ă©trangĂšre, Ă  partir de la deuxiĂšme partie des annĂ©es vingt, expĂ©rimente le montage et l’intĂ©gration de documents bruts – prospectus, affiches, extraits de journaux, etc. TolstoĂŻ est mort a en ce sens des prĂ©cĂ©dents fameux. Mais rien pourtant d’aussi radical Ă  ma connaissance que TolstoĂŻ est mort.

Valérie Pozner, Journées Vladimir Pozner, Maison des écrivains, Paris 2005
(voir aussi ValĂ©rie Pozner, TolstoĂŻ est mort, Revue d’Etudes slaves, LXXXI (2010), p. 113-124)

Un roman-documentaire sur les derniers jours du grand Ă©crivain.

Nicole Zand, Le Monde, 1992

Je me souviens, moi aussi. Je me souviens d’un livre qui Ă©tait posĂ© par terre, dans un jardin, Ă  cĂŽtĂ© d’un fauteuil d’osier vide. Bien avant la guerre. J’empruntai le fauteuil, et le livre. Il Ă©tait question, Ă  la premiĂšre page, d’une petite gare, sur une plaine, sans rien autour, la nuit dĂ©jĂ  tombĂ©e. Les trains jamais ne s’arrĂȘtaient, dans cette gare. Et ce soir-lĂ , le chef de gare tendait l’oreille, passait sa veste, sortait en courant de sa chambre : mais oui, le train freinait, s’arrĂȘtait. Une jeune femme en descendait, qui aidait un vieux monsieur souffrant. Le train repartait. Et le chef de gare courait changer les draps du seul lit de la station, le sien. C’est le dĂ©but d’un chef-d’Ɠuvre, TolstoĂŻ est mort, de Vladimir Pozner.

Michel Cournot, Le Nouvel Observateur, 1972

Le livre est montĂ© comme un film. Ce grand Ă©vĂ©nement de la mort de TolstoĂŻ se reflĂšte simultanĂ©ment dans les lettres des siens, dans les articles des journalistes, dans les dĂ©pĂȘches des adversaires et disciples lointains. Il en rĂ©sulte une impression frappante de vĂ©ritĂ©.

Le Bulletin des Lettres, 1935

Ce livre est saisissant comme la vie, angoissant parfois comme la mort elle-mĂȘme qui est prĂ©sente.

L’Echo de Paris, 1935

La sobriĂ©tĂ© du rĂ©cit, l’absence de toute rhĂ©torique donnent Ă  ce livre un cachet de vĂ©ritĂ© impossible Ă  dĂ©passer. On vit le drame soi-mĂȘme.

Maurice Daubrive, Miroir du Monde, 1936

Le mors aux dents, 1937 / EN LIBRAIRIE

Le mors aux dents. Actes Sud / Babel, 2005. En librairie.

Actes Sud / Babel, 2005 / EN LIBRAIRIE

Actes Sud, 1985 en librairie

Actes Sud, 1985 / EN LIBRAIRIE

Livre Club Diderot, 1977 (in ƒuvres)

Livre Club Diderot, 1977 (in ƒuvres)

Julliard, 1962

Julliard, 1962

Le mors aux dents. Denoël, 1937

Denoël, 1937

Au lendemain de la rĂ©volution d’Octobre 1917, le baron Ungern s’insurge contre le pouvoir soviĂ©tique. Il prend les armes, rĂ©unit des partisans, chasse la garnison chinoise d’Ourga, conquiert la Mongolie et s’avance vers PĂ©kin avec un seul but : reconstituer l’empire de Gengis Khan, quitte Ă  torturer et Ă  massacrer des milliers d’hommes. MĂȘme parmi ceux qui l’ont cĂŽtoyĂ©, peu le connaissent : est-ce un fou sanguinaire, un militaire ambitieux, un bouddhiste convaincu ou un aristocrate courtois ? Le « baron sanglant », personnage authentique et insaisissable, semble appartenir Ă  la lĂ©gende. Seul un romancier d’exception pouvait relater sa grandiose et dĂ©risoire Ă©popĂ©e. Vladimir Pozner en retrace les Ă©tapes sur un rythme Ă©tourdissant, avec cette Ă©criture Ăąpre et rapide qui assura au Mors aux dents – dĂšs sa premiĂšre publication en 1937 – un succĂšs qui ne devait pas se dĂ©mentir.

Bertrand Py (Actes Sud), 1985

En exergue

Explosion de chaleur
Dans ma noire Sibérie.
Baudelaire

Les premiers mots

La derniĂšre fois que j’ai vu Blaise Cendrars, il ne m’a pas reconnu. Cela se passait Ă  l’enterrement de Fernand LĂ©ger, au mois d’aoĂ»t 1955. Paris Ă©tait vide d’hommes et plein de fleurs, il y avait plus de fleurs que d’hommes au cimetiĂšre de Gif-sur-Yvette. D’abord Nadia LĂ©ger avait cru que son mari n’aurait pas voulu de fleurs, rien d’autre qu’un drapeau rouge sur son cercueil. Elle avait fini par changer d’avis, il y a eu le drapeau rouge et les fleurs, pas de couronnes, des gerbes seulement. Le soleil brĂ»lait, il y avait des fruits aux branches des arbres ; Ă  l’entrĂ©e du cimetiĂšre, Ă  l’ombre d’un pommier, rassemblĂ©e autour d’une moto rutilante, une famille d’ouvriers Ă©tait descendue tout entiĂšre d’une toile de LĂ©ger.
(…)
Je retournai chez Cendrars les mains vides.
— Je vais Ă©crire la vie d’Ungern, lui dis-je.
— Qui est-ce ?
— Un gĂ©nĂ©ral blanc qui a combattu les bolcheviks en ExtrĂȘme-Orient et s’est retirĂ© en Mongolie aprĂšs la dĂ©faite de ses chefs.
C’était tout ce que je savais.

A propos de


« Le mors aux dents, cette épopée infernale, est un livre sang et steppe ».

Claude Roy

Un modĂšle de rĂ©ussite, selon moi, c’est Le Mors aux dents, de Vladimir Pozner, qui raconte l’histoire du baron Ungern, celui que croise Corto Maltese dans Corto Maltese en SibĂ©rie. Le roman de Pozner se divise en deux parties : la premiĂšre se dĂ©roule Ă  Paris, et rend compte des recherches de l’écrivain qui recueille des tĂ©moignages sur son personnage. La deuxiĂšme nous plonge brutalement au coeur de la Mongolie, et l’on bascule d’un coup dans le roman proprement dit. L’effet est saisissant et trĂšs rĂ©ussi. Je relis ce passage de temps en temps. En fait, pour ĂȘtre prĂ©cis, les deux parties sont sĂ©parĂ©es par un petit chapitre de transition intitulĂ© « Trois pages d’Histoire », qui s’achĂšve par cette phrase : « 1920 venait de commencer. »
Je trouve ça génial.

Laurent Binet, HHhH, 2009

C’est le premier livre de Pozner que j’aie lu. J’avais 16 ans. Ce livre m’est restĂ© comme une rĂ©vĂ©lation.

Jorge Semprun, France Culture, 2005

Ce « roman vrai » parut en 1937, quand Hitler et le Front populaire s’affrontaient. Il Ă©clate Ă  nouveau aujourd’hui. Il Ă©tonne plus encore par le tir serrĂ© des phrases et la modernitĂ© de sa composition.

Dominique Desanti, Le Monde des livres, 2005

Dans les annĂ©es lointaines, j’ai dĂ©butĂ© devant une camĂ©ra avec Vladimir Pozner, scĂ©nariste du film Le point du jour. Je ne l’ai jamais quittĂ© depuis. J’aurais aimĂ© qu’il soit mon frĂšre. Le mors aux dents reparaĂźt, politique, bouleversant, historique. Pozner, homme puissant et si tendre.

Michel Piccoli, Le Nouvel Observateur, 2005

Un des Ă©crivains les plus exigeants et les plus lucides de son temps.

François Eychart, L’HumanitĂ©, 2005

La mort… La mort… Le mors ! La mort dans Le mors aux dents, eh bien, c’est un cheval fou !

Jean-Pierre Faye, 2005

MenĂ©e bride abattue, la prose halĂšte et se hachure. La collection Babel ne pouvait mieux commĂ©morer le centenaire de la naissance de Vladimir Pozner qu’en republiant son texte le plus cravachĂ©.

Frédéric Saenen, Sitartmag, 2005

Vladimir Pozner est un extraordinaire ciseleur de phrases et cet homme de partout fait l’amour à la langue française comme peu d’auteurs français l’ont fait en ce siùcle.

Jean-Michel Ollé, Différences, 1986

Sans pĂ©riphrase, Le mors aux dents, c’est une sorte d’à la recherche du Tueur perdu. Éperdu mĂȘme. Nous sommes Ă  l’époque oĂč la Russie sort de sa rĂ©volution et oĂč des hommes, venus du bout des temps, tentent encore contre vents et marĂ©es d’arrĂȘter le temps. Ungern vient d’ailleurs du plus profond de nos terreurs, de nos plus anciens cauchemars. C’est Ă  proprement parler un monstre, une bĂȘte fĂ©roce, mais comme tel, il a pu fasciner. On lui obĂ©issait aveuglĂ©ment, faute de quoi on n’en revenait pas. Et son Ă©vocation ne peut qu’ĂȘtre une succession de morceaux de bravoure coupĂ©s de froids comptes rendus, de ces rapports plus cruels encore dans leur entiĂšre sĂ©cheresse, qui ont dĂ©jĂ  fait la beautĂ© terrible des grands livres de Malraux, Les conquĂ©rants et La condition humaine.

Pierre-Jean RĂ©my, prĂ©face Ă  ƒuvres de Vladimir Pozner, 1977

Vladimir Pozner a un accent prodigieux. Ses phrases brĂšves bondissent. Elles ont l’Ă©clat du mĂ©tal. C’est un Ă©crivain, un vrai, qui a le sens de la couleur et du rythme.

Charles Plisnier, L’IndĂ©pendance, 1937

Claude Morgan, Vendémiaire, 1937

Le mors aux dents, de Vladimir Pozner, c’est TempĂȘte sur l’Asie.

La Critique cinématographique, 1938

Il faut lire ce livre bouleversant, violent et beau. Il participe à la fois de la poésie épique la plus véhémente et de la prise de vue la plus lucide et la plus froide.

Charles Plisnier, L’IndĂ©pendance, 1937

Les États-DĂ©sunis, 1938 / EN LIBRAIRIE

Denoël, 1938

Denoël, 1938

É. F. R., 1948

É. F. R., 1948

É. F. R., 1968 (in Escalade)

É. F. R., 1968 (in Escalade)

10/18, 1975

10/18, 1975

Lux, 2009 (suivi d'un entretien avec Noam Chomsky, postface de Jean-Pierre Faye, préface de Daniel Pozner) en librairie

Lux, 2009 (suivi d’un entretien avec Noam Chomsky, postface de Jean-Pierre Faye, prĂ©face de Daniel Pozner) / EN LIBRAIRIE

En ces temps de crise, il faut lire et relire cette chronique de l’AmĂ©rique de la Grande DĂ©pression. Ce livre clĂ©, « d’une critique impitoyable et d’une grande tendresse » (Jorge Semprun), a marquĂ© les esprits dĂšs sa sortie en 1938. Dans un genre littĂ©raire qui lui est propre, qui tient autant du reportage que de la forme romanesque, Pozner observe et dĂ©crit un pays, les États-Unis, alors en pleine dĂ©tresse spirituelle et matĂ©rielle, mais qui ne cesse de fasciner. Ce peuple, l’auteur en sonde l’ñme par un puissant montage de dĂ©tails : la vie quotidienne de Harlem, les briseurs de grĂšve de l’agence Pinkerton, la guerre des journaux Ă  Chicago, les hĂ©ros dĂ©chus de Hollywood, les grĂšves violentes dans les mines de Pennsylvanie, John Dos Passos et Waldo Frank, le courrier du cƓur et les Ă©crivains publics, le marchand de lacets de Wall Street, les gangsters et les croque-morts… Il compose une mosaĂŻque qui renvoie l’image d’un pays oĂč l’énergie le dispute au dĂ©sespoir, la solidaritĂ© Ă  la misĂšre, et oĂč le culte du service et de l’efficacitĂ© mĂšne le plus souvent Ă  l’asservissement et au dĂ©cervelage.

4e page de couverture, Lux Ă©diteur, 2009

GoĂ»t d’une prose sĂšche, prĂ©cise, nerveuse, parfois violente parfois tendre, dĂ©sintĂ©rĂȘt pour la sentimentalitĂ© (mais pas pour les sentiments). Cendrars, Caldwell, Brecht, Hammett admiraient ses romans : nulle surprise, si l’on y songe. Pas de superflu, dans sa peinture de l’AmĂ©rique : dĂ©testation de Pozner pour toute forme de « perte de temps » ! Mais par le montage, « donner de l’acuitĂ© au dĂ©tail le plus insignifiant en le plaçant Ă  l’endroit juste. » Le portrait cubiste d’un pays.

Daniel Pozner, préface, Lux éditeur, 2009

On connaĂźt en France une AmĂ©rique d’images d’Épinal : gratte-ciel, gangsters, vedettes de cinĂ©ma, etc., ainsi que l’AmĂ©rique, patrie du progrĂšs et du confort. Ces deux pays ont Ă©tĂ© explorĂ©s Ă  fond par de nombreux Ă©crivains et journalistes. L’AmĂ©rique faite de chair et d’os – et de sang – est moins connue. Ce livre peut donc aussi bien ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un supplĂ©ment fragmentaire Ă  mille et une relations de voyages antĂ©rieures.
Toutefois, l’auteur admet volontiers qu’il a trop aimĂ© l’AmĂ©rique et les AmĂ©ricains pour avoir songĂ© Ă  ĂȘtre poli Ă  leur Ă©gard.

Vladimir Pozner, 1er janvier 1938

En exergue

Le temps de la philosophasserie est passé.
Celui de la photographie est venu.
Jules VallĂšs, Le tableau de Paris

La cause de l’AmĂ©rique est Ă  beaucoup d’égards
la cause du genre humain. Plusieurs circonstances
prouvent dĂ©jĂ  (et il s’en Ă©lĂšvera beaucoup
d’autres Ă  l’appui) que tous ceux qui chĂ©rissent l’humanitĂ©,
doivent prendre part Ă  notre querelle et Ă  nos succĂšs.
Thomas Paine, Le sens commun, 1776

Les premiers mots

… oui, mais le soleil va plus vite. Jailli de l’Atlantique, il prend le dĂ©part, Ă  5 h 26, Ă  Portland, dans le Maine, aux confins du Canada ; Ă  5 h 30, il est Ă  Boston, douze minutes plus tard, Ă  New York.
A 5 h 47, on le signale Ă  Philadelphie, citĂ© des quakers, Ă  5 h 48, Ă  Wilmington, capitale des Dupont de Nemours, Ă  5 h 54, Ă  Washington, siĂšge du gouvernement. A 6 h 06, c’est au tour de l’acier de Pittsburgh, Ă  6 h 10, aux palmiers de Miami, Ă  6 h 18, aux automobiles de Detroit. Sans une seconde de retard sur l’horaire, le soleil touche Atlanta, en GĂ©orgie, Ă  6 h 24, Cincinnati, en Ohio, Ă 
6 h 25, Louisville, dans le Kentucky, Ă  6 h 29. Les hauts fourneaux de Gary l’aperçoivent Ă  6 h 35, et les abattoirs de Chicago, une minute plus tard. De soixante secondes en soixante secondes, les villes se succĂšdent : 6 h 46, Memphis, 6 h 47, Saint Louis, 6 h 48, La Nouvelle-OrlĂ©ans. Les usines de l’Est tournent dĂ©jĂ  et les plantations du Sud bourdonnent ; Ă  prĂ©sent surgissent les fermes et les troupeaux du Middle-West : Des Moines Ă  7 h juste, Ă  7 h 04, Kansas City, Ă  7 h 10 Omaha. AprĂšs les pistes des explorateurs français, des nĂ©gociants nĂ©erlandais, des gouverneurs britanniques, les sentes des pionniers et trappeurs amĂ©ricains. Les cactus du dĂ©sert, maintenant, et les Indiens
(7 h 17 : Oklahoma City), les Mexicains (7 h 50 : Santa Fe), les Mormons (8 h 13 : Salt Lake City). Un ocĂ©an sourd Ă  l’horizon ; Los Angeles au sud, Seattle au nord ; et, Ă  8 h 57, le soleil entre en gare de San Francisco.
Le 21 septembre 1936 commence aux États-Unis de l’AmĂ©rique du Nord.

A propos de


Une lecture indispensable aujourd’hui !

DaniĂšle Sallenave, France Culture, octobre 2009

Cet ovni littĂ©raire, publiĂ© en 1938 chez DenoĂ«l, apparaĂźt aujourd’hui Ă©trangement moderne et sans frontiĂšres.

Martine Laval, Télérama, 2009

MĂȘlant « choses vues », extraits de journaux et comptes rendus d’entretiens rĂ©alisĂ©s par l’auteur lors de son sĂ©jour outre-Atlantique en 1936, Les Etats-DĂ©sunis est un formidable (et trĂšs littĂ©raire) portrait de l’AmĂ©rique au temps de la Grande DĂ©pression. C’est une sorte de grand reportage, qui fait traverser le pays au lecteur, avec de longues plongĂ©es dans les quartiers les plus sordides de New York, des bas-fonds d’Harlem peuplĂ©s de petites frappes, de prostituĂ©es et de prĂ©dicateurs illuminĂ©s, Ă  la misĂ©rable Bowery Street, au sud de Manhattan, oĂč le froid, en hiver, tuait les pauvres Ă  la chaĂźne. Vladimir Pozner fait surtout preuve, dans ces pages captivantes, d’une luciditĂ© redoutable.

Thomas Wieder, Le Monde, décembre 2009

Rarement le destin de ces damnĂ©s du capitalisme a Ă©tĂ© restituĂ© avec une si poignante sobriĂ©tĂ©. Rarement on aura montrĂ© avec une telle pertinence ce qui rapproche l’homme d’affaires du gangster. C’est un chef d’Ɠuvre.

Baptiste Touverey, Le Nouvel Observateur, 2009

Les États-DĂ©sunis est un livre dont la lecture a Ă©tĂ© pour moi trĂšs importante. C’’est un livre fondamental dans cette tentative de parler de l’inventaire du monde et de l’invention du roman. C’est un livre oĂč l’on peut trĂšs bien voir oĂč passe la frontiĂšre, parfois difficile Ă  dĂ©celer, entre reportage et littĂ©rature. Pozner raconte son voyage, et il le raconte d’une façon typiquement romanesque : les premiĂšres pages, c’est la description de l’avancĂ©e du soleil sur l’AmĂ©rique – Ă  telle heure, le soleil est sur New York, etc. LĂ , on dĂ©couvre peu Ă  peu le paysage de son livre ; avant mĂȘme de faire le voyage, le soleil fait le voyage pour vous. Tout Ă  coup, au milieu de la description d’une bataille syndicale, dans une typographie un peu diffĂ©rente, et avec des marges diffĂ©rentes, avec ce jeu du montage des textes, il y a l’histoire d’un Scotty, Walter Scott, de la VallĂ©e de la Mort, qui Ă©tait mineur. Cette histoire-lĂ  prend quelques lignes, et tout Ă  coup c’est un personnage de roman qui apparaĂźt.

Jorge Semprun
Les États-DĂ©sunis, Inventaire du monde, invention du roman
Journées Vladimir Pozner, Maison des écrivains, Paris 2005

Avec Pozner, nous sommes aux États-Unis en 1936, surtout Ă  New York, nous lisons le journal du matin, du soir, informations locales et nationales, publicitĂ©, prĂȘches se mĂȘlent. Un examen subtil de la phrase informative – que l’information provienne de l’observation ou de la presse – montre un grand travail d’écriture, mais celui-ci tend au resserrement, non pas Ă  l’amplification. La discontinuitĂ© de la pensĂ©e et du monde est acceptĂ©e, soulignĂ©e, non pas colmatĂ©e par des prouesses rhĂ©toriques. Je dĂ©finis ainsi l’écriture moderne. Pozner, paradoxalement, a une Ă©criture amĂ©ricaine, celle de Dos Passos, voire de Pound. Citons aussi le Brecht de Dans la jungle des villes et Sainte-Jeanne des abattoirs, le Cendrars de Bourlinguer et de L’or, MaĂŻakovski. Ces artistes de la modernitĂ© me semblent vraiment trĂšs proches de Pozner ou Pozner proche d’eux.

Hubert Lucot
Journées Vladimir Pozner, Maison des écrivains, Paris 2005

Un art saisissant de crĂ©er la synthĂšse Ă  partir de l’anecdote. Vladimir Pozner nous raconte des histoires, des centaines d’histoires – parfois un long rĂ©cit, parfois seulement une phrase – et le tableau se prĂ©cise peu Ă  peu, une logique naĂźt de cet apparent dĂ©sordre – voici les États-Unis d’AmĂ©rique, en version originale Ă  peine sous-titrĂ©e ! Une AmĂ©rique pleine de bruit et de fureur, oĂč tout se mĂȘle, brutalitĂ© et tendresse, inquiĂ©tude et orgueil, espoir et aveuglement
 Vladimir Pozner a Ă©crit lĂ  des pages fulgurantes.

Martine Monod, L’HumanitĂ©-Dimanche, 1968

Un reportage aux Ă©tonnantes qualitĂ©s littĂ©raires. La plupart du temps on se croirait plutĂŽt plongĂ© dans un grand et violent roman de la vie moderne amĂ©ricaine, Ă©crit par un auteur impitoyable et clairvoyant. Le reportage haussĂ© jusqu’à ce ton mĂ©rite de figurer au premier rang des genres littĂ©raires.

Emile Danoën, Ce soir, 1948

Le livre de Pozner est un beau livre, et un livre important. Il est le premier, sur le sujet essentiel de l’AmĂ©rique, Ă  avoir Ă©levĂ© le reportage aux dimensions d’un genre neuf, le documentaire
 Le procĂšs de l’AmĂ©rique, le vrai procĂšs d’une certaine AmĂ©rique, ne peut ĂȘtre fait de façon valable que par des hommes qui aiment les Etats-Unis. Pozner est de ceux-lĂ . Nous avons besoin, comme du temps de Stendhal, de « petits faits vrais ». C’est avec les petits faits vrais qu’on Ă©crit l’Histoire juste.

Claude Roy, Action, 1948

Vladimir Pozner vient d’Ă©crire un livre extraordinaire dans le plein sens du mot. Extraordinaire par le ton autant que par le contenu. Les faits parlent d’eux-mĂȘmes et cette sobriĂ©tĂ© permet d’atteindre une puissance dramatique prodigieuse. Rien ne peut donner une idĂ©e plus prĂ©cise et plus tragique Ă  la fois de l’inhumaine lutte pour le dollar que l’implacable chapitre intitulĂ© « Cadavres, sous-produits des dividendes ». On chercherait vainement un roman plus passionnant que ce procĂšs-verbal de constat de l’AmĂ©rique.

Philippe Lamour, Messidor, 1938

Blaise Cendrars

La Mimoseraie
Av. de la Marne
Biarritz —  B. P.
Vendredi
Mon cher Pozner —
Vous ĂȘtes bien gentil de penser Ă  moi et de m’écrire — Je ne suis pas souffrant, mais depuis trois mois trĂšs sĂ©rieusement malade, avec interdiction de lire et d’écrire, ce qui n’est pas gai !
Dites-moi en quoi je puis vous ĂȘtre utile et croyez Ă  ma bonne amitiĂ©.
Blaise Cendrars
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Mardi
Mon cher ami —
Non, je ne suis pas au Tremblay et je ne sais mĂȘme pas si j’y retournerai pour plus de huit jours cette annĂ©e — Je vais beaucoup en Espagne et j’y retourne Ă  la fin du mois.
Je ne sais pas si vous savez que je ne m’occupe plus du tout de cette collection de TĂȘtes BrĂ»lĂ©es. Je vous dis ça pour votre Ungern que vous m’anoncez reprendre ces jours-ci. Avant de continuer assurez-vous qu’il paraĂźtra ou voulez-vous que je vous indique un autre Ă©diteur ?
Mes amitiés à Babel.
A votre charmante femme et Ă  vous
                                                          ma main amie
                                                                                          Blaise Cendrars
42 av. Reine Nathalie
Biarritz
(Bses Pyr.)
Faire suivre
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mardi
Mais oui, mon cher ami, cela va un peu mieux puisque je suis rentrĂ© au Tremblay. Cela me fera un grand plaisir de vous y voir un de ces dimanches, sauf dimanche prochain oĂč je suis Ă  Tours.
Bien vĂŽtre
                                               Blaise C.
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le 17 juillet 31
Mon cher Pozner,
 Non, je suis au Tremblay, d’oĂč je ne bouge pas
 Si LU est une affaire prospĂšre, je l’ignore… en tout cas je le trouve illisible. Allez voir Vogel qui doit renter Ă  la fin du mois.
C’est bien volontiers que je dirais Ă  Hilsum de vous signer un contrat (je croyais que c’était fait !), malheureusement, il vient de partir en vacances, alors ce sera pour son retour, fin aoĂ»t… Je suis navrĂ© de ce que vous me dites car je ne vois pas du tout comment faire pour vous rendre service ; c’est le moment le plus moche de l’annĂ©e et l’annĂ©e est moche…
Mes bonnes amitiés à vous deux
                                                                                            Blaise Cendrars
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Blaise Cendrars
Alfred Daubas
Antiquités
Avenue Reine Nathalie
Biarritz
Le 25 août 1932
Cher ami
bien reçu votre petit mot et dĂ©solĂ© d’apprendre ce que vous m’annoncez de si dĂ©sagrĂ©able pour vous. Je rentre Ă  Paris fin de semaine et ferai l’impossible pour vous ĂȘtre utile. Entrer dans une banque, cela ne vous ferait-il pas peur ?
Mes bonnes amitiés à vous deux.
                                                                                            Blaise Cendrars
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mardi
Merci mon cher de votre invitation. J’ai dĂ©jĂ  vu City Streets au Vx Colombier. Je viendrai dĂźner un de ces prochains jours en vous tĂ©lĂ©phonant la veille.
Ma main amie
                 à vous deux
                                       Blaise Cendrars
26 / IV / 32
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mardi
soir
[avril 1937]
Mon cher –
Reçu votre livre [Le mors aux dents] ce matin.
Je l’ai lu dans la journĂ©e.
Je suis heureux de voir que vous l’avez enfin publiĂ©, depuis le temps, depuis le temps…
Merci de me l’avoir envoyĂ©.
                                         Blaise Cendrars
12 av. Montaigne
VIIIĂš

mardi
soir
[avril 1937]

Mon cher –
Reçu votre livre [Le mors aux dents] ce matin.
Je l’ai lu dans la journĂ©e.
Je suis heureux de voir que vous l’avez enfin publiĂ©, depuis le temps, depuis le temps…
Merci de me l’avoir envoyĂ©.
Blaise Cendrars

12 av. Montaigne
VIIIĂš

 

Deuil en 24 heures, 1942

Brentano’s, New York, 1942

Brentano’s, New York, 1942

Grasset, 1946

Grasset, 1946

Club français du livre, 1965

Club français du livre, 1965

Julliard, 1966

Julliard, 1966

Livre Club Diderot, 1977 (in ƒuvres)

Livre Club Diderot, 1977 (in ƒuvres)

Temps actuels, 1982

Temps actuels, 1982

Ce roman, dont tous les personnages sont imaginaires dans la mesure oĂč l’imaginaire est fait de bribes de rĂ©alitĂ©, a Ă©tĂ© Ă©crit en 1941 et a paru en 1942, Ă  New York, en français d’abord, puis en anglais, pour ĂȘtre, par la suite, publiĂ© ailleurs, et dans d’autres langues. Depuis prĂšs de cinq ans, l’auteur attend d’ĂȘtre lu par ceux qui, soldats comme lui, ou civils, avaient Ă©tĂ© charriĂ©s, Ă  leur cƓur dĂ©fendant, le long des routes de la dĂ©bĂącle et, un soir, au micro, avaient entendu, avec plus de dĂ©sespoir que d’étonnement et plus de rage que de dĂ©sespoir, la voix chevrotante de la trahison.

Vladimir Pozner
Paris, juin 1946

Les premiers mots

Il est faux qu’on ne meut qu’une fois.
Ensuite, ce fut le silence. Il dura. Dubois ne bougeait pas. Aplati sur sa paillasse, les bras collĂ©s le long des cuisses, il Ă©coutait. La porte ne battait plus. L’air de la nuit pĂ©nĂ©trait dans la cabane. C’était le seul mouvement. Un mouvement sans bruit. Avant, l’air de la nuit Ă©tait autre. Il charriait des coassements de grenouilles, des sifflets de locomotives. Il s’était enflĂ©, avait crevĂ©, dĂ©ferlĂ©. Il n’y avait plus de bruit.

A propos de


C’est un roman terrifiant, un roman qui devrait ĂȘtre lu par tous les AmĂ©ricains. Il existe des livres qui racontent l’histoire des hommes et des femmes consumĂ©s par les flammes de la guerre qui fait rage d’un bout Ă  l’autre de la terre, mais ce roman les domine de loin.

Erskine Caldwell, 1942

Deuil en 24 heures, de Vladimir Pozner, est de loin le meilleur roman issu jusqu’Ă  prĂ©sent de cette guerre – et il n’y a guĂšre de meilleur roman issu de quelque guerre que ce soit.

Dashiell Hammett, 1942

Le sujet est incomparable ; on dirait que l’art du roman ne pourra jamais l’égaler ; Pozner y parvient, et c’est en toute simplicitĂ©, Ă  force d’avoir vĂ©cu intensĂ©ment ce que d’autres n’avaient fait que subir.
Les romans de guerre passĂ©s, de Zola, et mĂȘme de Barbusse, ne permettaient, en guise de conclusion, que de vagues prĂ©visions Ă  long terme. Ici, par contre, l’avenir, dĂ©jĂ  entrĂ© en action, ne semble plus admettre ni dĂ©lai ni subterfuge.
Le livre de Pozner nous aide à garder notre courage ; et c’est de cela et de bien d’autres choses que nous le remercions.

Heinrich Mann, 1942

Avec une simplicitĂ© frappante, Pozner rapporte ce qu’il a vu et ressenti
 Quoiqu’il dĂ©crive, cela acquiert une telle vĂ©ritĂ© parce qu’il le voit avec humanitĂ© Ă  travers les yeux des gens.

Marianne Hauser, New York Times, 1942

Je sais que je ne veux rien manquer de ce que Pozner écrira dorénavant. La vérité est à elle seule une qualité assez rare, mais quand cette vérité est rendue par un styliste doué et subtil, nous sommes trÚs prÚs de ce que la littérature peut produire de meilleur.

Kay Boyle, The Nation, 1942

Merci, cher Ami, de nous avoir envoyĂ© Deuil en 24 heures, qui reste le meilleur tĂ©moignage Ă©crit sur la dĂ©bĂącle de 1940. Nous le relisons avec le mĂȘme plaisir que nous avions Ă©prouvĂ© Ă  le lire Ă  New York – si l’on peut parler de « plaisir » quand il s’agit d’une Ă©vocation de si sombres jours.

Pierre Cot, lettre Ă  Pozner, 1946

Le livre est avare de paroles.
Il est localisé et précis comme un bon cardiogramme.
On ne lit pas un pareil livre les yeux pleins de larmes. On le lit en se rappelant sa propre vie ; on le lit en se rĂ©pĂ©tant ses paroles Ă  voix basse et en sentant l’amertume dans sa bouche.
C’est un bon livre : il ne se borne pas Ă  laisser un goĂ»t amer, il rend la vue nette.

Victor Chklovski, 1965

Ici, protĂ©iforme, Pozner est au cƓur de la mĂȘlĂ©e et nous dĂ©crit ce que fut vraiment la Route des Flandres, au-delĂ  du roman-recherche Ă©laborĂ© aprĂšs coup.
Un monument, peut-ĂȘtre, que ce Deuil en 24 heures.

Pierre-Jean RĂ©my, prĂ©face Ă  ƒuvres de Vladimir Pozner, 1977

 

Marc Chagall

Cher Wowotchka* (vous m’en excusez ?)
Tout simplement – un coup de tĂ©lĂ©phone – (Boulogne 7-90) et on va fixer un rendez-vous.
Bien Ă  vous.

Marc Chagall

*Diminutif d’un diminutif de Vladimir : Chagall, jeune homme, avait connu Pozner enfant, Ă  Petrograd (voir plus bas).

Cher Vladimir Pozner,
Merci pour le livre. Il est bon de lire votre Ă©nergie et il y a de quoi vous parler. Faites un effort pour que je vous voie plus souvent. Tant de souvenirs. Je vois votre pĂšre (et maman) comme si c’était hier. Il m’a tellement aimĂ© et dĂ©fendu – ah ! quand Ă©crirai-je « mon » livre.
Je serre de tout cƓur votre main.

Marc Chagall

Vladimir Pozner se souvient– Vous ne pouvez pas vous souvenir de moi, dit-il. Vous Ă©tiez trop petit ? Quand je suis arrivĂ© Ă  PĂ©tersbourg, je n’avais pas le droit d’y rester, je n’avais pas de papiers pour me faire enregistrer ; pour avoir le droit de sĂ©jour, il fallait travailler quelque part et loger Ă  l’endroit oĂč l’on travaille. Votre papa travaillait Ă  la revue – je crois Voskhod – je crois mĂȘme qu’il Ă©tait secrĂ©taire de rĂ©daction, c’était rue ZakharievskaĂŻa, et c’est lĂ  que je logeais, Ă  la rĂ©daction, au milieu des numĂ©ros de la revue, dit-il, et il rit. C’était un quartier riche, c’est lĂ  que votre papa m’avait placĂ©. Il travaillait pour M. Vinaver, l’avocat, et il faisait partie d’un petit groupe qui s’occupait de venir en aide aux jeunes – c’était trĂšs bien, Ă  prĂ©sent, on n’aide pas les jeunes – et votre papa croyait que j’étais douĂ©. Il y avait aussi M. Sev, il m’a mĂȘme achetĂ© un tableau, vous l’avez vu Ă  l’exposition : un enterrement, il me l’a payĂ© huit roubles, et il a dit : « C’est trop d’argent, c’est mauvais pour les artistes, ça les gĂąte ». Et moi, plus tard, j’ai rachetĂ© ce tableau pour cinquante mille francs. M. Vinaver m’a achetĂ© un tableau, lui aussi : vous l’avez vu Ă  l’exposition, c’est un mariage.
J’en ai vu plus d’un, mais je pense Ă  celui qui est petit et oĂč l’on voit, dans une rue de village russe, un groupe de juifs qui dĂ©filent Ă  la suite d’une jeune femme en blanc, d’un homme en
noir : les mariés.
– M. Vinaver me l’a achetĂ©, dit Chagall, il pensait que j’avais peut-ĂȘtre du talent. Mais votre papa, il Ă©tait diffĂ©rent, il Ă©tait trĂšs fin, il m’a commandĂ© un tableau : un portrait de vous et de votre frĂšre, une commande payĂ©e, peut-ĂȘtre ma premiĂšre commande, vous Ă©tiez trop petits pour poser, j’ai empruntĂ© une photo pour le faire.
Il réfléchit :
– C’était bien dessinĂ©. Vous ne pouvez pas vous souvenir.
Je me souviens et dis :
– Mon frĂšre est assis sur une table, il est tout petit, je crois qu’il porte encore la jupe, et moi, je suis Ă  cĂŽtĂ© de lui, mais debout, ou peut-ĂȘtre agenouillĂ© prĂšs de la table.

(Vladimir Pozner se souvient)

Sur Charles Chaplin

Lorsque, il n’y a guĂšre longtemps, le censeur municipal de Memphis, dans le Tennessee, interdisait Les lumiĂšres de la ville, « vu le caractĂšre et la rĂ©putation de Chaplin », il a ajoutĂ© qu’il n’y avait « rien Ă  reprocher Ă  ce film ». Comme s’il n’y Ă©tait pas question d’un millionnaire qui ne devient humain que lorsqu’il est soĂ»l comme une barrique ? Il y a, aujourd’hui, aux Etats-Unis, trop de millionnaires au gouvernement, et qui n’ont pas le whisky tendre.
Ce qu’ils ne pardonnent pas Ă  Chaplin, il l’a dĂ©fini lui-mĂȘme, peu de temps aprĂšs la fin de la guerre. La commission des activitĂ©s antiamĂ©ricaines, qui se prĂ©parait Ă  mettre Hollywood au pas, lui avait tĂ©lĂ©graphiĂ© de Washington pour l’inviter Ă  venir dĂ©poser devant elle. Il rĂ©pondit que ce voyage transcontinental, aux frais du contribuable, lui paraissait superflu. « Si vous voulez savoir ce que je suis, ajouta-t-il, je peux vous le dire. Je suis un fauteur de paix. »

Vladimir Pozner (années 1950)

Les gens du pays, 1943

Éditions de la maison française, New York, 1943

Éditions de la maison française, New York, 1943

Hier et aujourd’hui, 1946

Hier et aujourd’hui, 1946

En exergue

Je n’ai nullement peur pour les Français ; ils se trouvent
à une telle hauteur dans la perspective de l’histoire universelle
que l’Esprit chez eux ne peut plus ĂȘtre asservi d’aucune façon.
GƓthe, Conversations avec Eckermann

Les premiers mots

Nous vivons une Ă©poque dont les Ă©vĂ©nements prĂȘtent de leur violence aux passions.
On frappa à la porte du salon. Jensen parut, figea au garde-à-vous son petit corps musclé et claqua des talons avec précision.
— Huber a disparu, mon lieutenant, dit-il d’une voix qui, malgrĂ© ses efforts, tremblait lĂ©gĂšrement.

A propos de


Évidemment, c’est supĂ©rieur aux autre livres Ă©crits sur le mĂȘme thĂšme.

Lillian Hellman, 1943

Il fait pour la France occupĂ©e et torturĂ©e ce que Steinbeck a fait pour la NorvĂšge. D’une Ă©criture calme et d’autant plus puissante.

Baltimore Evening Sun, 1943

Vladimir Pozner vient d’Ă©crire un grand livre. En enregistrant avec prĂ©cision et sobriĂ©tĂ© les actes et rĂ©actions de ses personnages, il les rend pour nous vivants et dramatiques. C’est en rapportant le plus petit dĂ©tail qu’il sait rĂ©aliser les plus grands effets tragiques.

GeneviĂšve Tabouis, Pour la victoire, 1943

Une histoire sobre, sans dĂ©clamation, constamment au niveau des choses simples et tragiques qu’elle raconte. SĂ»rement un des meilleurs livres sur l’Occupation.

R. Payet-Burin, Le Mercure de France, 1946

Qui a tué H. O. Burrell ?, 1952

É. F. R., 1952

É. F. R., 1952

É. F. R., 1968 (in Escalade)

É. F. R., 1968 (in Escalade)

Quinze ans aprĂšs Les États-DĂ©sunis, Qui a tuĂ© H. O. Burrell ? dĂ©voile l’AmĂ©rique de la guerre froide et du maccarthysme Ă  travers un fait divers authentique qui tient du roman policier dont il faut deviner si le hĂ©ros a voulu se donner la mort ou a Ă©tĂ© assassinĂ©.

En exergue

Sous peu, vous verrez cette chose curieuse :
des orateurs chassés de la tribune
et la parole libre, étranglée par des hordes de forcenés qui, dans le secret
de leur cƓur, sont toujours d’accord – comme ils l’étaient
auparavant – avec les orateurs lapidĂ©s, mais qui n’osent pas le dire.
Et voilà que la nation tout entiùre – l’Église et tous les autres – reprend
le cri de guerre et s’enroue à force de hurler et pourchasse
tout honnĂȘte homme qui se hasarde Ă  ouvrir la bouche,
et bientît les bouches cessent de s’ouvrir. Ensuite, les hommes d’État
vont inventer de pauvres mensonges, rejetant le blĂąme sur la nation
qui est attaquée, et chacun sera content de ces faussetés
qui apaisent la conscience et les Ă©tudiera diligemment
et refusera d’examiner tout argument qui les rĂ©fute :
ainsi, petit Ă  petit, il se persuadera que la guerre est juste
et remerciera Dieu de pouvoir mieux dormir aprĂšs s’ĂȘtre livrĂ©
Ă  cette grotesque dĂ©ception de soi-mĂȘme.
Mark Twain, L’Ă©tranger mystĂ©rieux

Les premiers mots

Le 30 janvier 1951, la New York Herald Tribune publiait une dĂ©pĂȘche de l’agence United Press. Il s’agissait d’un fait divers amĂ©ricain : un certain H. O. Burrell s’était tranchĂ© la gorge avec une lame de rasoir pour sauver sa femme et ses enfants des communistes. À en croire la police, de qui le journaliste tenait ses renseignements, c’était l’expression mĂȘme dont H. O. Burrell s’était servi : « pour sauver ma femme et mes enfants des communistes ». Il convient de prĂ©ciser que ni lui ni les siens n’étaient menacĂ©s d’un danger quelconque. La police pourchassait les communistes que la loi Mac-Carran venait de mettre, en fait, hors la loi ; l’Union soviĂ©tique ne construisait pas de bases aĂ©riennes Ă  la frontiĂšre des États-Unis ni n’envoyait de porte-avions Ă  la limite des eaux territoriales ; enfin, H. O. Burrell ne semble pas avoir Ă©tĂ© un millionnaire : le journal n’aurait pas manquĂ© de le mentionner.
Je ne connais pas H. O. Burrell, j’ignore jusqu’à son prĂ©nom. Henry ? Herbert ? Harold ? Peu importe. J’aurais mieux aimĂ© savoir ce qu’il faisait dans la vie. Ouvrier ? À la rigueur. Plus probablement petit bourgeois. Trente-neuf ans, mariĂ© et pĂšre de famille : manifestement, il avait plus d’un enfant. Deux, trois ou davantage ? Garçons ou filles ? Aucune idĂ©e.

A propos de


H. O. Burrell est un des grands cris de colĂšre et de mĂ©pris de notre temps. Un Ă©crivain qui parle le langage de la raison avec les armes des petits faits vrais, c’est toujours intĂ©ressant. Quand cet Ă©crivain est aussi un grand artiste, c’est ce qu’on peut demander de mieux.

Claude Roy, Libération, 1952

C’est une histoire vraie. Comment H. O. Burrell en Ă©tait-il arrivĂ©-lĂ  ? Quelle monstrueuse machine Ă  dĂ©cerveler l’avait Ă  ce point privĂ© de raison qu’il avait comme le ministre de la guerre Forrestal fini par voir sous son lit le spectre d’un soldat rouge – le couteau, naturellement, entre les dents ?

Pierre Courtade, L’HumanitĂ©, 1952

Ce livre suppose une si prodigieuse connaissance de la vie et des mƓurs amĂ©ricaines, une telle accumulation de faits vĂ©ridiques et d’observations minutieuses, que seul pouvait l’Ă©crire un Ă©crivain qui, comme l’auteur des Etats-DĂ©sunis, connaĂźt bien ce pays oĂč il a longtemps vĂ©cu et qu’il aime.

DĂ©mocratie Nouvelle, 1952

Haakon M. Chevalier

Haakon Chevalier (1901-1985) Ă©tait professeur de littĂ©rature française Ă  l’universitĂ© de Berkeley, traducteur en anglais de Malraux, Aragon, DalĂ­ et Pozner. C’est chez lui et sa femme Barbara que les Pozner descendent lorsqu’ils arrivent en Californie en 1942. Une amitiĂ© qui durera pour la vie. En 1938, Chevalier avait prĂ©sentĂ© Ă  Pozner son meilleur ami : Oppenheimer, dit Opje. La suite figure dans Vladimir Pozner se souvient :

« De la physique moderne, j’ai des notions vagues. Cela lui Ă©tait indiffĂ©rent. La science qui le passionnait ce soir-lĂ  m’Ă©tait familiĂšre. Il Ă©tait bien mieux informĂ© sur les Ă©vĂ©nements que ses camarades, mais j’avais sur lui l’avantage d’arriver de France et d’y avoir vĂ©cu tout ce que lui n’avait pu apprendre qu’en lisant les journaux. Ses questions, prĂ©cises et brĂšves, portaient sur les travailleurs français, sur le Front populaire. Le cercle s’Ă©largissait : Madrid n’Ă©tait pas encore tombĂ©e mais Prague Ă©tait condamnĂ©e Ă  choir. Chacune de ses demandes prĂ©voyait la rĂ©ponse ; ma phrase Ă  peine terminĂ©e, les conclusions, il les tirait lui-mĂȘme. Cela posĂ©, il s’ensuit, etc. Je n’avais rien Ă  objecter : nous Ă©tions d’accord. FidĂšle ami, Haakon Chevalier semblait heureux de me voir impressionnĂ© comme il l’Ă©tait lui-mĂȘme : l’homme ressemblait au modĂšle qu’il en avait tracĂ©.
(
)
Soldat, dĂ©mobilisĂ©, rĂ©fugiĂ©, je devais retrouver Oppenheimer deux ans et demi plus tard dans une AmĂ©rique toujours en paix. Je l’avais connu seul, Ă  prĂ©sent il Ă©tait mariĂ©. Sa femme, Kitty, Ă©tait une scientifique, elle aussi ; ce n’est pas de physique qu’elle s’occupait, mais de bactĂ©riologie. Ils habitaient une nouvelle maison, au milieu d’un jardin, au sommet d’une colline, Ă  peu de distance de Chevalier chez qui les miens et moi, nous avions Ă©tĂ© accueillis. BientĂŽt Opje et Kitty, Ida et moi, nous Ă©tions des amis.
(
)
Tout cela jusqu’au jour oĂč Opje me prit Ă  part. Il Ă©tait sur le point de s’en aller, me dit-il, et il emmenait Kitty et Peter avec lui. Leur absence serait longue : il en ignorait la durĂ©e. Il ne pouvait dire Ă  personne oĂč ils iraient.
(
)
J’arrĂȘtai la voiture Ă  l’ombre d’un palmier, trouvai un journal et fis connaissance d’une nouvelle bombe dite atomique, et d’une ville japonaise dont j’avais jusque-lĂ  ignorĂ© le nom. Celle-ci avait anĂ©anti celle-lĂ . Plus tard on devait apprendre qu’il s’agissait d’une petite bombe : Ă  peine plus de la moitiĂ© d’Hiroshima, un quart seulement de ses habitants n’existaient dĂ©jĂ  plus. Il Ă©tait Ă©galement question de la science amĂ©ricaine, mais sans prĂ©cisions : des hyperboles, des pĂ©riphrases, aucun nom propre. Je rentrai Ă  la maison, dis Ă  Ida :
– C’est Opje.
(
)
A force de s’Ă©carter de lui-mĂȘme tel qu’il avait Ă©tĂ©, il allait bientĂŽt demeurer seul. Pour l’instant il se croyait en mesure de sauver l’humanitĂ©. Cela valait bien la peine de dĂ©noncer secrĂštement son frĂšre et sa femme comme anciens membres du parti communiste, de rapporter Ă  qui de doit que notre cher ami Haakon Chevalier Ă©tait un agent soviĂ©tique. C’Ă©tait un mensonge, bien entendu ; il l’avait fait pour se dĂ©barrasser des policiers et des politiciens qui le soupçonnaient d’avoir Ă©tĂ© d’extrĂȘme gauche ou savaient qu’il l’avait Ă©tĂ©. Quelques annĂ©es plus tard, il allait dĂ©clarer que son accusation ne reposait sur rien. Tout cela ne comptait pas : il y allait du salut des hommes, et s’il fallait en faire pĂ©rir un ou quelques-uns, ou mĂȘme plusieurs pour y parvenir, il n’y pouvait rien. (
) Opje ne rĂ©ussit qu’Ă  sacrifier son ami et Ă  se perdre lui-mĂȘme. »

(Vladimir Pozner se souvient)

Le mors aux dents

Souvenirs sur Gorki, 1957

É.F.R., 1957

É.F.R., 1957

En exergue

J’aime la vie, j’en suis passionnĂ©ment amoureux
et j’aurai l’honneur de le lui prouver.
Maxime Gorki, Lettre à Srédine, 5 janvier 1900

Les premiers mots

La lampe Ă©tait hors d’atteinte. Elle pendait au plafond avec son abat-jour vert doublĂ© de blanc et son systĂšme de poulies et de contrepoids qui permettait de la promener Ă  travers la chambre, par exemple de la tirer jusqu’au lit pour la rallumer sous les couvertures et lire encore, malgrĂ© le couvre-feu familial, quelques chapitres de Fenimore Cooper ou d’Erckmann-Chatrian. Mais il fallait d’abord atteindre la lampe : grimper sur une chaise, se dresser sur la pointe des pieds, lever le bras. Elle n’en faisait pas moins partie de mon domaine : livres et timbres-poste. L’homme, point.
Il venait d’entrer dans la chambre. Ma mĂšre et mon pĂšre se tenaient Ă  ses cĂŽtĂ©s et ne se donnaient mĂȘme pas la peine de dissimuler le plaisir qu’ils Ă©prouvaient Ă  l’idĂ©e de prĂ©senter Ă  un ami qu’ils admiraient leurs deux fils qu’ils n’admiraient pas moins.

A propos de


C’est une vibration intĂ©rieure qui ne peut se dĂ©finir mais qui confĂšre aux souvenirs de Pozner une profondeur, une rĂ©sonance et une intensitĂ© singuliĂšres. Et qui a pour effet de donner au lecteur le sentiment que, lui aussi, il a eu la bonne fortune de partager les journĂ©es et les entretiens de Maxime Gorki.

Joseph Kessel, Les Lettres françaises, 1957

Les Souvenirs sur Gorki de Pozner font revivre avec un art admirable, sans avoir l’air d’y toucher, un trĂšs grand homme dans sa vĂ©ritĂ© de tous les jours. Vladimir Pozner a eu le privilĂšge d’ĂȘtre l’ami de Gorki depuis sa petite enfance jusqu’Ă  la mort du grand Ă©crivain. Il a connu Gorki avant la rĂ©volution, a fait ses premiĂšres armes d’auteur sous son Ă©gide, pendant les annĂ©es de guerre civile Ă  Moscou et Petrograd, l’a frĂ©quentĂ© Ă  Berlin et Ă  Capri pendant les annĂ©es de tension entre Gorki et le pouvoir soviĂ©tique


Claude Roy, Libération, 1957

Ecrits de mĂ©moire, ces souvenirs ont le charme de ces images de l’enfance et de l’adolescence qui sont les plus sincĂšres, les plus tenaces et les plus justes. Parmi ces souvenirs sur l’homme, l’Ă©crivain apparaĂźt et prend sa place dans cette grande lignĂ©e des romanciers russes


Tribune des nations, 1957

S’il est permis Ă  chacun de parler de l’Ă©crivain Gorki, il n’est donnĂ© qu’Ă  ceux qui l’ont approchĂ© de parler de cet AlexeĂŻ Maximovitch Pechkov qui, comprĂ©hensif, prĂ©venant et compatissant, a paradoxalement pris le nom de Gorki (mot russe dont le mot « amer » est la traduction française). Vladimir Pozner fut au nombre de ces privilĂ©giĂ©s.

Francis Jourdain, L’HumanitĂ©, 1957

Le lieu du supplice, 1959

Julliard, 1959

Julliard, 1959

Julliard, 1970

Julliard, 1970

Livre Club Diderot, 1977 (in ƒuvres)

Livre Club Diderot, 1977 (in ƒuvres)

Les six histoires qui forment le prĂ©sent volume sont vraies. J’en connais la plupart des personnages, je leur ai parlĂ©, j’ai lu leurs lettres, leurs carnets de notes, j’ai interrogĂ© leurs proches, leurs amis. De la rĂ©alitĂ©, j’ai retranchĂ© seulement quelques noms, quelques dates, quelques chiffres, pour soustraire Ă  de prĂ©visibles vengeances des hommes vulnĂ©rables. Je me suis efforcĂ© de choisir des affaires aussi diverses que possible dans l’espoir que, de leur rapprochement, un peu plus de lumiĂšre rejaillirait sur un conflit qui, lorsque ce livre paraĂźtra, aura durĂ© plus que la PremiĂšre Guerre mondiale et coĂ»tĂ©, Ă  la France et Ă  l’AlgĂ©rie, plus de soldats que la DeuxiĂšme.

Vladimir Pozner

Les premiers mots

La conquĂȘte de l’AlgĂ©rie n’avait de sens que dans la mesure oĂč elle profitait aux conquĂ©rants. On l’admettait volontiers au siĂšcle dernier, il a fallu l’exquis raffinement de sensibilitĂ© du nĂŽtre pour prĂ©tendre le contraire. Que ceux qui seraient tentĂ©s d’en douter veuillent bien rĂ©flĂ©chir Ă  ceci : soixante-quinze ans aprĂšs la conquĂȘte, des colons français cultivaient la plus grande partie des plaines et des vallĂ©es dont les anciens propriĂ©taires, Arabes et Kabyles, refoulĂ©s dans la montagne, s’occupaient Ă  gratter le sol. Le marĂ©chal Bugeaud l’avait prĂ©vu, qui Ă©crivait en 1846 : « Pour Ă©tablir la sociĂ©tĂ© europĂ©enne en AlgĂ©rie, nous serons contraints de resserrer les Arabes sur le sol, ce qui nuira beaucoup Ă  leur bien-ĂȘtre et changera toutes leurs habitudes agricoles. »

A propos de


Un livre aujourd’hui annonce et devance cette rumeur que la guerre d’AlgĂ©rie fera courir Ă  travers nos mĂ©moires. Pour humbles qu’en soient les personnages, tout le drame de l’AlgĂ©rie passe Ă  travers eux. Cela est racontĂ© dans une langue simple, directe, efficace : un peu celle du Flaubert des Trois Contes ou du meilleur Maupassant.

Pierre Gascar, Le Monde, 1959

Pozner est ce des écrivains qui pensent que la réalité a beaucoup plus de talent que nous. Il faut ajouter que pour atteindre cette réalité-là, il faut aussi beaucoup de talent. Pozner en a.

Claude Roy, Libération, 1959

Il y a des vérités que la littérature ne trahit pas : Vladimir Pozner nous remet, avec un sens consommé de la narration émouvante, en face de quelques dures réalités.

Lucien Guisard, La Croix, 1959

Le livre refermĂ©, on est tentĂ© de penser : « À cĂŽtĂ© de cela, quelle littĂ©rature vaut la peine ? » Mais aussitĂŽt on se rĂ©pond, au contraire : « Quel Ă©crivain vĂ©ritable il fallait ĂȘtre pour rĂ©ussir sans littĂ©rature ce tĂ©moignage. »

AndrĂ© Stil, L’HumanitĂ©, 1959

Tout y est mesurĂ©, comme Ă©tale, dans un rendu saisissant. Et c’est probablement parce qu’aucune de ces six nouvelles ne hurle et dĂ©passe la mesure que l’ouvrage de Pozner est Ă  la fin aussi convaincant… Il n’embarrasse aucun honnĂȘte homme. Au contraire : il l’aide.

Hubert Juin, 1959

Alors que bien peu osaient encore prendre la parole, et que la guerre d’AlgĂ©rie n’était vieille que de quatre ans, Pozner, lui, a parlĂ©. Tout de suite, trĂšs vite, il a voulu dire non. Il est curieux d’ailleurs de voir combien peu nombreux ont Ă©tĂ© les livres sur l’AlgĂ©rie. Je ne parle pas des manifestes, des dĂ©nonciations Ă  proprement parler politiques, de La question ou des beaux livres consacrĂ©s aux deux Djamila, non, je ne parle que de romans, de rĂ©cits : qui a osĂ© faire de cette rĂ©alitĂ© brĂ»lante le sujet de fictions brĂ»lantes elles aussi ?
Parler, c’est donc ce qu’a osĂ© faire Vladimir Pozner, dans le silence des autres. VoilĂ  pourquoi Le lieu du supplice est, Ă  sa maniĂšre, un livre scandaleux. Avec les six nouvelles qui le constituent, il a montrĂ© l’espoir impossible qu’avait Ă©tĂ© l’AlgĂ©rie française. Puis la lutte inĂ©vitable qui en a marquĂ© la fin. Six nouvelles, trois fois rien. Mais trois fois deux rĂ©cits si explosifs que, trois ans aprĂšs leur parution, c’était Vladimir Pozner dont la tĂȘte, Ă  proprement parler, Ă©clatait, lors d’une de ces belles nuits bleues comme seule l’OAS savait nous en organiser ; et que le lendemain, c’était Charonne. Qui a osĂ© dire que les mots sont innocents et que la littĂ©rature n’est pas aussi un acte politique ?

Pierre-Jean RĂ©my, prĂ©face Ă  ƒuvres de Vladimir Pozner, 1977

Mais pour les Français d’aujourd’hui combien d’actualitĂ© brĂ»lante serait Le lieu du supplice, six nouvelles sur la guerre d’AlgĂ©rie publiĂ©es en 1959 par Julliard dans le silence des uns, malgrĂ© censure et saisie ? Il y avait encore quatre ans de sale guerre Ă  tirer. Cette guerre, Pozner la termina Ă  l’hĂŽpital, longtemps dans le coma : fracture du rocher dont il porta la cicatrice toute sa vie. Un attentat chez lui, contre lui, de l’OAS, pour punir l’écrivain car il avait osĂ© dire les crimes commis au nom de l’AlgĂ©rie française dans une guerre qui n’avait pas de nom, et les tortures qu’il fallait faire cesser pour l’honneur de la France.

Madeleine Riffaud, Faites entrer l’infini, 2001

Sur Victor Chklovski

Je ne sais mĂȘme pas oĂč il est nĂ©. Je sais vaguement – peut-ĂȘtre me trompĂ©-je ?– qu’à dix-huit ans il avait les cheveux bouclĂ©s et faisait des vers. Toujours est-il que quand je fis sa connaissance, en 1920, il avait perdu depuis longtemps ses illusions poĂ©tiques et ses belles boucles.
Chklovski est un des hommes les plus extraordinaires que l’on puisse jamais rencontrer. Il ignore les Ă©lĂ©ments mĂȘmes de la vie quotidienne. Il sait Ă  peine dĂ©chiffrer le cadran d’une montre, rĂ©citer dans l’ordre les douze mois de l’annĂ©e. Il parle beaucoup, et bien mieux qu’il n’écrit. Dans sa conversation, dĂ©sordonnĂ©e comme sa mise, Chklovski est volontiers ironique. En rĂ©alitĂ© c’est l’homme le plus sentimental que je connaisse. L’ironie chez lui n’est qu’un masque qu’il ne quitte jamais et qui d’ailleurs trahit celui qui le porte. Tous les sentimentaux simulent l’ironie.
Je viens de dire que Chklovski raconte mieux qu’il n’écrit. C’est un conteur professionnel. Dans n’importe quelle de ses Ɠuvres – que ce soit un article, une lettre ou un roman – on entend toujours le timbre de la voix de l’auteur. Qu’est-ce qu’a Ă©crit Chklovski ? Des articles de critique littĂ©raire qu’il a rĂ©unis en un recueil sous le titre de : Le Coup du cheval aux Ă©checs, un roman Ă©pistolaire: Zoo, enfin des mĂ©moires, Voyage sentimental. Il choisit, on le voit, des genres oĂč il lui est possible de parler Ă  la premiĂšre personne.
Ses articles, nets, prĂ©cis, ramassĂ©s en deux ou trois pages, semblent ĂȘtre les fragments d’une confĂ©rence contradictoire, tant ils sont pleins de polĂ©mique acerbe, d’attaques violentes, d’admirations passionnĂ©es.
Quant Ă  Zoo, ce livre est composĂ© d’une suite de lettres Ă©crites Ă  une femme que l’auteur aime et qui lui a dĂ©fendu de parler avec elle de l’amour qu’elle lui inspire. Il est donc obligĂ© de l’entretenir de diffĂ©rents sujets qu’il choisit Ă  tort et Ă  travers pour revenir,– par voie de comparaison – au sujet primordial, unique, qui l’obsĂšde, Ă  l’amour. C’est un livre vĂ©cu, sincĂšre, trop sincĂšre peut-ĂȘtre.
L’autre roman de Chklovski, Ă©crit avant Zoo, est ce Voyage sentimental que le lecteur français aura bientĂŽt l’occasion de lire. Ce sont des mĂ©moires, commencĂ©es Ă  Petrograd, continuĂ©es en Finlande, terminĂ©es Ă  Berlin. Toute la rĂ©volution russe y passe sous nos yeux. Simple soldat sous le tzar ; nommĂ©, en 1917, commissaire d’armĂ©e, d’abord en Galicie, puis en Perse ; commandant d’un service d’autos blindĂ©es sous le rĂšgne de l’hertman Skoropodski ; professeur de l’Institut d’Histoire de l’Art Ă  PĂ©trograd, Chklovski a connu KĂ©renski et Kornilov, Savinkov et LĂ©nine ; Blok et Gorki ; il a Ă©tĂ© assez bien placĂ© pour voir la grande dĂ©bĂącle russe, sous tous ses aspects.
On a beaucoup Ă©crit et discutĂ© en France sur la RĂ©volution russe, mais au fond on n’en sait presque rien, sauf les noms des chefs et quelques dates importantes. La vie rĂ©volutionnaire demeure quasi inconnue. Le Voyage sentimental est le premier livre publiĂ© en français sur la Russie de nos jours, et l’auteur a pris une part active aux Ă©vĂ©nements qu’il dĂ©crit. C’est le premier sincĂšre tĂ©moignage d’un homme qui n’est ni un communiste dont les transports et les louanges sembleraient suspects d’avance, ni un Ă©migrĂ© cherchant par principe Ă  dĂ©nigrer tout ce qui se passe actuellement en Russie. D’autre part il ne s’attarde pas Ă  conter des faits connus de tous, il dĂ©couvre, d’aprĂšs sa propre expression, « les dessous de la guerre et de la rĂ©volution ». Et comme Chklovski a un rare don d’observation ainsi qu’un talent de conteur indiscutable, son livre est un des meilleurs qui aient Ă©tĂ© Ă©crits sur le sujet.
À quelle Ă©cole l’Ɠuvre de Chklovski appartient-elle ? Son dernier livre a paru aprĂšs la RĂ©volution ; par consĂ©quent, son auteur est de la derniĂšre gĂ©nĂ©ration d’écrivains russes, tout en Ă©tant un peu plus ĂągĂ© que la plupart d’entre eux. Lui-mĂȘme se dit futuriste, mais nous qui ne devons le juger que d’aprĂšs ses livres, n’avons pu y relever la moindre trace de futurisme. Il fait partie du groupe des FrĂšres SĂ©rapion, dont je parlerai un jour plus en dĂ©tail, mais les membres de cette confrĂ©rie sont liĂ©s plutĂŽt par une amitiĂ© personnelle que par des goĂ»ts littĂ©raires communs. Il serait facile de se dĂ©barrasser de Chklovski en le faisant passer pour un nĂ©o-romantique ou encore pour un nĂ©o-rĂ©aliste. Les preuves ne manquent jamais Ă  l’appui de pareilles condamnations. Pour ma part, j’ai horreur de ces classifications, souvent arbitraires, toujours inutiles. Il ne faut jamais demander Ă  l’écrivain son acte de naissance littĂ©raire ou d’état-civil. Ses livres suffisent.

(Vladimir Pozner, Les Nouvelles Littéraires, 6/III/1926)

Pozner a traduit en français Zoo et Voyage sentimental (Gallimard), dont il traite ici.

Vladimir Pozner et Victor Chklovski à Paris, années 1960. (Photo André Pozner)

Vladimir Pozner et Victor Chklovski à Paris, années 1960. (Photo André Pozner)

Le lever du rideau, 1961

Julliard, 1961, 1973

Julliard, 1961, 1973

Le lever de rideau

Les premiers mots

La maison Ă©tait grande et dĂ©labrĂ©e, mal tenue aussi, avec des coins de mystĂšre. Les conduites d’eau gĂ©missaient, le long des couloirs les courants d’air chassaient des troupeaux d’ombres dont il convenait de se dĂ©fier.
Diane s’accroupit dans le tournant de l’escalier oĂč elle pouvait voir sans ĂȘtre vue. À travers le fer forgĂ© de la rampe, son regard plongea dans le salon. Elle aperçut sa mĂšre, qui Ă©tait la plus belle femme du monde, et assis en face d’elle un homme au teint olivĂątre, avec une mince moustache noire. Il portait une grosse bague en or, une pochette violacĂ©e et, Ă  ses pieds, des souliers comme des soleils.
— Annette fait trùs bien la cuisine, dit-il en grasseyant.

A propos de…

Ça, c’est un livre !

Picasso, 1961

Vous avez Ă©crit un petit chef d’Ɠuvre.

René Julliard à Vladimir Pozner, 1961

Le plus exquis, le plus lisse, le plus beau des romans français de l’annĂ©e.

Claude Roy, Libération, 1961

Diane connaĂźt tous les rouages des grandes personnes et suit le chemin de leurs souffrances pas Ă  pas.

Christiane Rochefort, Arts, 1961

Un chef-d’Ɠuvre, dans la ligne sobre et nerveuse de la grande nouvelle psychologique française.

Jean Mistler, L’Aurore, 1961

 

Les FrĂšres SĂ©rapion

On Ă©tait en vingt-et-un. La vie de tous et chacun Ă©tait rĂ©glĂ©e Ă  la minute prĂšs. On avait l’impression d’habiter une Ă©norme caserne noyĂ©e dans de la paperasserie. C’est un peu pour cette raison que les SĂ©rapions dĂ©cidĂšrent de se rĂ©unir sans rĂšgles ni statuts. Ils n’avaient ni prĂ©sident, ni secrĂ©taire. Ils ne codifiaient pas, ne manifestaient point, ne proclamaient rien, si ce n’est la primautĂ© de l’art et son indĂ©pendance parfaite vis-Ă -vis de la politique. Ils ne formaient ni une association idĂ©ologique ni un groupe tactique. C’était tout simplement douze amis : huit prosateurs, — Lev Luntz, VsĂ©volod Ivanov, Victor Chklovski, Constantin FĂ©dine, VĂ©niamin KavĂ©rine, NikolaĂŻ Nikitine, MikhaĂŻl Slonimski, MikhaĂŻl Zochtchenko, trois poĂštes — ElisavĂ©ta PolonskaĂŻa, NikolaĂŻ Tikhonov, Vladimir Pozner et un critique : Ilya Grouzdev. Tous ces Ă©crivains prirent le nom de FrĂšres SĂ©rapion non pas parce qu’ils Ă©taient des admirateurs ou des disciples de Hoffmann. Je doute mĂȘme qu’ils eussent tous lu le grand romantique allemand. On se rappelle que les hĂ©ros du roman de Hoffmann proclament la libertĂ© absolue d’opinions et de goĂ»ts, Ă  l’exemple de leur maĂźtre SĂ©rapion qui, loin de l’humanitĂ© intelligente, croit en la rĂ©alitĂ© de ses visions de fou. Tout comme leurs frĂšres imaginaires, les SĂ©rapions russes n’étaient liĂ©s que par l’amitiĂ©. Il y avait parmi eux des romantiques et des futuristes, des bolcheviks et des hommes n’appartenant Ă  aucun parti. Leur devise Ă©tait : Chacun a son tambour. Pourtant, hommes de la mĂȘme gĂ©nĂ©ration et de la mĂȘme Ă©poque, ils avaient, sans mĂȘme s’en apercevoir, une communautĂ© d’esprit comme aujourd’hui ils ont une communautĂ© de souvenirs.
Les réunions, strictement privées (seuls Mandelstam, Akhmatova et Zamiatine ont pu y assister), se tenaient une fois par semaine à la Maison des Arts, dans la petite piÚce de Slonimski, ancienne chambre de domestiques.
Une fenĂȘtre donnant sur la cour. Des murs peints Ă  la chaux. Dans l’air flotte une Ă©paisse fumĂ©e de cigarette. Lorsque l’Ɠil s’y habitue, on distingue un lit oĂč est Ă©tendu, les pieds en l’air, un jeune homme brun en veston d’uniforme auquel il manque un bouton. C’est Slonimski. Il a fait toute la rĂ©volution sans ce bouton, le troisiĂšme en comptant du haut. Autour de lui, par terre, sur la table, sur le lit mĂȘme, sont installĂ©s les autres SĂ©rapions, Zochtchenko, bien coiffĂ©, bien rasĂ©, poudrĂ© et mĂ©lancolique ; Grouzdev, frais, rose et mou comme de la pĂąte dentifrice ; FĂ©dine au regard d’un bleu Ă  faire rĂȘver les jeunes filles.
L’un des FrĂšres lit sa nouvelle Ɠuvre. On la discute sans mĂ©nagements. Un autre rĂ©cite des vers. On cause. Il y a des invitĂ©es, deux ou trois jeunes filles, toujours les mĂȘmes, et dont les SĂ©rapions tombent amoureux Ă  tour de rĂŽle. On joue Ă  colin-maillard dans la grande salle, on reprĂ©sente un film. Nikitine esquisse les pas d’un tango-fantaisie et se brĂ»le le coude contre un poĂȘle. Slonimski imite Max Linder (Chaplin est encore inconnu). Les demoiselles essaient — mais en vain — d’apprendre la valse Ă  Luntz. BĂ©nĂ©diction suprĂȘme ! personne, sauf Chklovski, n’a encore publiĂ© ne fĂ»t-ce qu’une ligne.
Ainsi passe un an, deux ans. À mesure que la vie redevient normale et que les Ă©crivains retrouvent la possibilitĂ© de publier leurs Ɠuvres, les SĂ©rapions acquiĂšrent la notoriĂ©tĂ©. Les voilĂ  partis pour suivre chacun sa destinĂ©e. Nous les retrouverons tout Ă  l’heure Ă  des places d’honneur dans diffĂ©rents courants de la jeune littĂ©rature russe : Grouzdev, auteur d’ouvrages critiques ; Slonimski, Ă©crivain sobre, descripteur d’hommes peu intelligents, s’essayant Ă  une analyse psychologique extĂ©riorisĂ©e et simplifiĂ©e Ă  dessein ; Zochtchenko, Ivanov, FĂ©dine, lus, commentĂ©s, imitĂ©s, traduits.
Le lecteur me pardonnera de m’ĂȘtre Ă©tendu un peu longuement sur la formation du groupe des FrĂšres SĂ©rapion ; j’ai deux excuses ; l’une est que c’est de leur sein que partit le renouveau des lettres russes, et cette autre, majeure : c’est avec eux que j’ai passĂ© ma premiĂšre, ma meilleure jeunesse.

Vladimir Pozner, Panorama de la littérature russe,1929

 

Gorki et Aragon, Aragon et Elsa

En 1972, mon pĂšre a Ă©crit Vladimir Pozner se souvient. Il y relatait des rencontres, des amitiĂ©s, des parcours communs, des bouts de vie avec Brecht, Eisler, Pasternak, Picasso, Oppenheimer, Chaplin et bien d’autres, non pas tant parce qu’il s’agissait de gens cĂ©lĂšbres mais plutĂŽt parce que les rencontres de sa vie s’Ă©taient ainsi faites, visions parallĂšles du monde, chemins de l’Ă©migration parcourus de concert, bouillonnement des marmites mentales.
Tout un chapitre Ă©tait consacrĂ© Ă  Elsa Triolet et Louis Aragon. Plus tard, en 1989, quand le livre a Ă©tĂ© rĂ©Ă©ditĂ©, Volodia – c’est mon pĂšre – a augmentĂ© le volume mais supprimĂ© le passage en question. Ou plutĂŽt, il l’a mis de cĂŽtĂ©, avec une idĂ©e simple en tĂȘte. Depuis toujours, comme on dit, Elsa et Argon faisaient partie de son paysage. Elle, c’Ă©tait la Russie, oĂč il avait Ă©tĂ© enfant et adolescent, lui, c’Ă©tait la poĂ©sie, le tout premier mĂ©tier de mon pĂšre, et une certaine fraternitĂ© des idĂ©es politiques. Tout cela remontait aux annĂ©es vingt et mon pĂšre avait gardĂ© des notes, bribes de discussions, traces d’Ă©vĂ©nements, observations, remarques, aide-mĂ©moire Ă  main levĂ©e. Pourquoi ne pas les utiliser, reprendre le texte publiĂ© dans Se souvient, y ajouter tout ce qui n’y avait pas trouvĂ© place, en faire un petit livre ? Il y avait tant Ă  raconter, du dit et du non-dit, et du sous-entendu Ă  porter au grand air.
C’est vers 1990 qu’il s’y est mis. Il n’avait pas de roman en cours, Cuisine bourgeoise Ă©tait sorti deux ans plus tĂŽt, mais il ne savait passer de jour sans s’installer devant sa machine Ă  Ă©crire, lui qui avait passĂ© une bonne, une excellente part de sa vie Ă  le faire. Je lui avais suggĂ©rĂ©, puisqu’il les avait si bien connus tous deux et les avait mis en contact lors du CongrĂšs des Écrivains de Moscou en 1934, d’Ă©crire sur Gorki et Aragon, et les rapports des Ă©crivains avec la politique. Je pensais qu’il en savait bien plus qu’il n’en avait Ă©crit dans ses Souvenirs sur Gorki, notamment sur la mort du grand Ă©crivain russe, mentor de son enfance, comme sur le fameux mentir – vrai ou faux – d’Aragon. Claude Roy, lui aussi, s’Ă©tait mis de la partie, impatient que son vieil ami se livre. Volodia y a rĂ©flĂ©chi pendant des semaines avant de me dire que ce n’Ă©tait pas possible, qu’il n’Ă©tait pas certain d’avoir en main assez de matiĂšre, qu’il ne voyait pas.
Voir ? Il est vrai que ça ne devait pas ĂȘtre facile pour lui. Par profession et par nature pourtant, il avait l’habitude de regarder les faits droit dans les yeux, intĂ©ressĂ© par la configuration des ĂȘtres et des choses, et plutĂŽt dĂ©daigneux des jugements. Les faits, oui. Mais les fĂ©es, aussi rĂ©elles soient-elles ? La fĂ©e RĂ©volution ? Il l’avait vue passer sous sa fenĂȘtre un jour d’octobre 1917 Ă  Petrograd, alors qu’il Ă©tait ĂągĂ© de douze ans, et elle l’avait guidĂ© Ă  travers la vie. Lorsqu’elle s’est montrĂ©e moins belle que dans sa mĂ©moire, moins sĂ©duisante que dans son dĂ©sir, il a gardĂ© l’espoir. Un espoir fait d’un passĂ© souriant et d’un besoin farouche d’honnĂȘtetĂ©.
Ainsi, je me souviens, j’ai appris, je sais : avant-guerre, mon pĂšre avait Ă©tĂ© exclu du parti communiste, sans qu’on lui dise jamais pourquoi. Il n’aimait pas en parler. Plus tard, Ida, ma mĂšre, faisait parfois allusion Ă  l’Ă©poque oĂč « il avait des problĂšmes avec le Parti ». Elle avait demandĂ© une entrevue Ă  un haut dignitaire de l’organisation. Toute jeunette, dans les annĂ©es vingt, elle avait adhĂ©rĂ© Ă  un Parti qui se donnait pour « une maison de verre », en Allemagne, avant de fuir les nazis pour se rĂ©fugier Ă  Paris (juive et communiste, ça faisait beaucoup). A prĂ©sent, elle Ă©tait enceinte de ma sƓur et voulait comprendre de quoi il retournait : « Ce gars que vous excluez, je vis avec lui, j’attends un enfant de lui, si c’est un salaud, je veux le savoir. » L’homme a refusĂ© de rĂ©pondre et l’a mise Ă  la porte en la poussant brutalement vers l’escalier, paraĂźt-il. Je le crois sans peine : ma mĂšre ne brodait jamais. Et sa façon coutumiĂšre d’aller droit au but ne pouvait que mettre mal Ă  l’aise un personnage rompu aux labyrinthes du pouvoir et aux manipulations de l’ombre.
Moi, je n’Ă©tais pas nĂ©, et c’est rĂ©cemment, en parcourant les papiers de mon pĂšre, que j’ai su Ă  quel point cette affaire l’avait troublĂ©. Pendant une dizaine d’annĂ©es, il a tout fait pour Ă©claircir cette situation et rĂ©intĂ©grer le parti de sa jeunesse. C’est seulement aprĂšs la LibĂ©ration qu’il y a rĂ©ussi. Louis Aragon Ă©tait au courant. L’a-t-il aidĂ© ? Peut-ĂȘtre. Je dis peut-ĂȘtre car, Ă  travers les rĂ©cits de mon pĂšre, pourtant flatteurs, j’ai toujours perçu son ami comme un homme de bonnes excuses plutĂŽt que de courage. Pendant l’Occupation, mes parents avaient pu se rĂ©fugier aux Etats-Unis. AprĂšs la guerre et une longue absence, mon pĂšre est revenu en France pour prĂ©parer le retour de la famille. Il Ă©tait aurĂ©olĂ© de gloire, auteur de romans qui avaient fait grand bruit outre-Atlantique et scĂ©nariste Ă  Hollywood. Quittant avec soulagement l’usine Ă  « rĂȘve amĂ©ricain », il n’avait qu’une hĂąte ou deux : s’installer de nouveau Ă  Paris, Ă©crire. Et Ă©claircir son « histoire » avec le Parti. Au bout de quelques semaines, il nous Ă©crivait, s’adressant Ă  ma mĂšre :

18.V.1946

On m’a racontĂ© aujourd’hui une trĂšs belle histoire. Un homme qui, il y a une dizaine d’annĂ©es, a perdu sa place sans jamais perdre l’espoir de la retrouver un jour, est convoquĂ© par ses anciens patrons. Il arrive, trĂšs Ă©mu. Ils sont deux Ă  l’accueillir et Ă  lui serrer la main. L’un lui dit :
— Nous vous avons appelĂ© avant de vous Ă©crire officiellement pour vous dire de vive voix que vous ĂȘtes rĂ©intĂ©grĂ©.
Le visiteur ne sait pas s’il a bien entendu : il est trop Ă©mu. Alors, la femme, qui est lĂ , dit :
— Oui, oui, ça y est, vous ĂȘtes rĂ©intĂ©grĂ©.
— Votre attitude pendant ces annĂ©es, dit l’homme, ce que vous avez fait et Ă©crit…
Et subitement la scĂšne change : ce n’est plus un homme convoquĂ© pour apprendre une dĂ©cision le concernant, mais plutĂŽt trois copains qui bavardent. On parle d’amis communs, de sa femme, qui aura, elle aussi, sa place dĂšs son retour, de ses enfants, de son travail. On parle ainsi pendant trois-quarts d’heure. On dit au visiteur combien il peut ĂȘtre utile, et que ses confrĂšres qu’on avait questionnĂ©s, l’ont chaleureusement recommandĂ©. Il se lĂšve pour partir, et on lui pompe longuement le bras et on lui dit :
— Et maintenant, il faut Ă©crire, et il faut faire un grand film.

Bonsoir, mes chéris.

Et le lendemain :

19.V.1946

PassĂ©, hier aprĂšs-midi, Ă  la rĂ©union hebdomadaire du ComitĂ© des Écrivains, tombĂ© sur Aragon, lui ai dit de venir boire avec moi. Lorsqu’on avait les verres en main, j’ai dit :
— Sais-tu à quoi tu bois ?
Il a dit :
— Maintenant, je sais. C’est toi qui paies la tournĂ©e.

Ce qu’on appelle Ă©crire Ă  mots couverts. Ce n’Ă©tait pas seulement crainte de la censure, mais tout autant sans doute refus de la tristesse et d’aborder au jour cru la face cachĂ©e de la maison de verre.
Gorki, donc, Ă©tait retournĂ© sur son Ă©tagĂšre de la bibliothĂšque pour reposer en paix. Mais comme dans Pince-mi et pince-moi sont dans un bateau, il restait Aragon. Le chapitre paru dans Vladimir Pozner se souvient parlait plutĂŽt d’Elsa, Ă©voquait avant tout les annĂ©es de jeunesse, d’invention littĂ©raire, de douce mĂ©moire. Ce que mon pĂšre avait en tĂȘte Ă©tait d’un tout autre ordre : le petit carnet vert. Un carnet de notes reliĂ©, dont la couverture Ă©tait ornĂ©e d’une colombe de la paix et de caractĂšres chinois et que nous avons vu pendant des annĂ©es sur son bureau, ou sur le meuble tournant juste Ă  cĂŽtĂ©, ou prĂšs du tĂ©lĂ©phone, sur le buffet du salon. Volodia y notait scrupuleusement, de son Ă©criture si nette, les rencontres et conversations qu’il jugeait dignes d’ĂȘtre gardĂ©es en mĂ©moire.
Il s’est plongĂ© dans ses notes, d’anciennes correspondances, des coupures de presse. Il travaillait d’arrache-pied, et l’Ăąge ne pouvait rien contre cette force de travail qu’il avait, alors mĂȘme qu’il s’acheminait doucement vers sa quatre-vingt-diziĂšme annĂ©e. Il se dĂ©battait avec sa machine Ă  Ă©crire, copiait des passages, les recopiait, tentait avec des ciseaux et de la colle de les ordonner de diffĂ©rentes maniĂšres, bref, le b a ba de son mĂ©tier d’Ă©crivain. Mais rien n’allait comme il voulait, malgrĂ© son obstination bien connue. Il en parlait Ă  peine, s’Ă©tant depuis toujours donnĂ© pour rĂšgle de ne rien dire avant d’avoir terminĂ©. Je demandais : « Ça va ? » Il faisait la moue :  » Ça ira quand tu auras lu. » Je pensais qu’il Ă©tait vieux et que ça lui faisait du bien de poursuivre la tĂąche, mĂȘme s’il n’arrivait pas Ă  sortir un livre de son chapeau. Je n’avais pas conscience de l’ampleur des problĂšmes qui devaient se poser Ă  lui. Puis en fĂ©vrier 1992, il est mort.
Aujourd’hui, alors que la SociĂ©tĂ© des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet veut publier en volume le chapitre de mĂ©moires que mon pĂšre leur avait consacrĂ©, nous avons bien sĂ»r parlĂ© d’inĂ©dits. François Eychart savait que, vers la fin de sa vie, mon pĂšre prĂ©parait un texte sur Aragon. Ce texte qu’il n’a jamais fini de tirer au clair. Je l’ai retrouvĂ©, lu, des fragments, des tentatives biffĂ©es, mais rien qui se tienne. Alors avec Daniel, mon fils, nous avons repensĂ© au petit carnet vert Ă  la colombe. Et nous avons dĂ©cidĂ© de plonger dans les archives de Volodia. Vaste tĂąche : elles font le tour du vingtiĂšme siĂšcle, de sa littĂ©rature, du mouvement social et artistique, en quatre langues – français, russe, anglais, allemand – et sur plusieurs continents. Nous n’avons fait ici que les effleurer. D’autres documents sur Aragon et sur la pĂ©riode dĂ©crite s’y trouvent sans aucun doute. Et divers fonds d’archives s’ouvriront. Ils viendront un jour donner plus de lumiĂšre sur les faits abordĂ©s. Les chercheurs pourront faire leur Ɠuvre. Ici, nous nous bornons Ă  publier un texte. Le carnet vert, nous l’avons retrouvĂ©, Daniel a rĂ©ussi Ă  le dĂ©gotter dans un carton. Nous en donnons dans ce volume de larges extraits, ne conservant du travail final de mon pĂšre que les passages aboutis.
Les notes sur Aragon valent la peine : la peine de les lire et la peine que Volodia s’est donnĂ©e en vain. Je comprends Ă  prĂ©sent pourquoi il avait tant de mal. Contrairement au chapitre de Vladimir Pozner se souvient, qui couvre avant tout la jeunesse et les jours heureux, les notes parlent de vieillir, un sujet pour Aragon obsĂ©dant, affolant, et de la mort – mon pĂšre en approchait. Elles Ă©voquent au jour le jour des Ă©vĂ©nements tragiques, « l’histoire » de mon pĂšre avec le parti communiste, celle de Nizan, celle de Koltsov qui, lui, y a perdu la vie. Elles illustrent des horizons bouchĂ©s. Elles tracent d’Aragon, tout compte fait, un portrait qui m’a surpris, moi qui, du vivant de mon pĂšre, m’Ă©tais arrĂȘtĂ© Ă  l’admiration – parfois agacĂ©e – qu’il manifestait pour son ami et ai redĂ©couvert l’acuitĂ© du regard de Volodia, telle qu’elle se manifestait chez lui dans l’Ă©criture, sa grande passion.

Préface de Souvenirs sur Aragon et Elsa
(Ɠuvre posthume de Vladimir Pozner)
André Pozner
Paris, mars 2001

Guggenheim Award

Peu aprĂšs la parution de Deuil en 24 heures aux Etats-Unis, Pozner obtient une prestigieuse bourse amĂ©ricaine, le Guggenheim Award, sur la recommandation de John Dos Passos, Lillian Hellman, Ernest Hemingway, Maurice Maeterlinck, Heinrich Mann, Jean Renoir
 Il s’agit d’Ă©crire un roman, ce sera Les gens du pays, qui paraĂźtront d’abord aux Etats-Unis (First Harvest, The Viking Press, 1943), puis en France Ă  la LibĂ©ration.

Cher Pozner –
Bien sĂ»r. Donnez-moi comme rĂ©fĂ©rence pour les Guggenheim. Je leur Ă©crirai quand ils m’envoient [sic] leur questionnaire.
Bien cordialement.
John Dos Passos


 

Heinrich Mann
15 août 1942
301 SO. Swall drive
Los Angeles, Calif.

Cher monsieur,
Je serai trĂšs heureux que vous obteniez la bourse Guggenheim, et vous prie d’indiquer mon nom si cela peut servir. Vous y ajouteriez la lettre que je vous avais Ă©crite sur Deuil en 24 heures et dont la traduction anglaise a paru je ne sais plus oĂč.
Que vous puissiez, cette fois encore, trouver la paix du travail ! Quand vous passerez par ici, ne m’oubliez pas !
À vous, cordialement.
H. Mann


 

The Warren
On The Ocean
Spring Lake Beach
New Jersey

17 août [1942]
Mais naturellement oui ! mon cher ami. Je reçois Ă  l’instant votre lettre. Je vous envie d’ĂȘtre en Californie. Il fait lourd et humide autant qu’à N. Y. C’est odieux. Reviendrez-vous ? Mes vƓux pour vous et les vĂŽtres de bon sĂ©jour.
Maurice Maeterlinck


 

Hollywood, 21 Août, 1942

Mr. V. Pozner
605, Woodmont Ave.,
Berkeley, Calif.–

Mon cher Pozner
Si mon nom peut vous ĂȘtre d’une utilitĂ© quelconque en ce qui concerne l’obtention de la bourse Guggenheim je vous autorise bien volontiers Ă  le leur donner.
Dido et moi avons beaucoup aimé votre précédent recueil de souvenirs de la catastrophe [Deuil en 24 heures]. Je souhaite vivement que le projet de traduction en piÚce de théùtre ait des suites.
Je ne pourrai pas aller vous voir Ă  Berkeley avant longtemps. J’ai Ă©tĂ© malade et j’ai dĂ» abandonner un film que j’avais commencĂ© avec Deanna Durbin. Maintenant ça va mieux et j’espĂšre reprendre le travail.
Toutes nos amitiés à Ida et à Catherine. Si vous passez à Hollywood ne manquez pas de faire un saut à : 1615 North Martel Avenue.
Cordialement Ă  vous,

Jean Renoir

Fernand LĂ©ger

Je le connaissais depuis des annĂ©es, mais c’est pendant la Seconde guerre mondiale, aux États-Unis, lors de notre commun exil, que je l’ai vraiment connu. Je ne sais rien de plus peintre, de plus paysan, de plus français que Fernand LĂ©ger, en chandail Ă  col roulĂ© et coiffĂ© d’une casquette, faisant son marchĂ© dans le quartier italien de New York, vers la 14e rue, parce qu’on y trouve des marchands des quatre-saisons et que fruits et lĂ©gumes y ont des couleurs vraies. Il les choisissait lui-mĂȘme, Ă  l’Ɠil, au toucher, Ă  l’odeur, et les rangeait dans un grand panier qu’il ramenait chez lui.
Il habitait prĂšs de la Public Library, en plein cƓur de Manhattan, passĂ© l’extraordinaire gratte-ciel gothique, noir et or, Ă  gargouilles, qui faisait nos dĂ©lices. On montait dans un antique ascenseur, on poussait une porte, jamais fermĂ©e Ă  clĂ© : on Ă©tait en France. Au milieu du vaste atelier, LĂ©ger Ă©tait plantĂ©. Ou bien l’endroit semblait vide, mais une voix tonnait, cette voix faite pour ĂȘtre entendue d’un bout Ă  l’autre de ses plus grandes toiles :
— Verse-toi à boire. J’arrive.
(Vladimir Pozner se souvient)
————————

11 août 42
Mon cher Pozner
Votre lettre me trouve dans le New-Hampshire oĂč je suis depuis 5 semaines.
Naturellement disposez de mon nom. J’espùre que ça vous aidera pour votre projet.
Je suis dans la montagne loin de la 42nd Street et du cinĂ©ma et du tĂ©lĂ©phone et mĂȘme de la peinture. « Je fais les foins » comme en Normandie. Vraies vacances insouciant du jour du temps et du lieu. C’est pas mal de temps en temps. DrĂŽle de pays sans villages collĂ©s au sol. C’est posĂ© dessus trĂšs lĂ©gĂšrement. On s’étonne toujours de les retrouver Ă  la mĂȘme place le lendemain. Tout cela sous le signe de la Coka-Cola. [sic] Pas de biĂšre pas de vin. Ce monsieur Kola a du gĂ©nie. C’est un curieux cas de conquĂȘte pacifique d’un continent de 130 millions d’habitants ! Quelle leçon pour mosieu Hitler.
Je regrette votre départ. Reviendrez-vous à N.Y. ? Amitiés à vous 3 et aux Chevaliers.
Madame Roux mon assistante m’a avouĂ© que Chevalier est le plus bel homme qu’elle a jamais rencontrĂ©. Sifflez-lui ça dans l’oreille mais « doucement ».
F. LĂ©ger
Serai New York 1er septembre environ.
J’aimerais avoir l’adresse de vos amis belges. Procurez-la moi voulez-vous.

 

Chris Marker

22 fév [1992]

ChĂšre Ida,
Peu importent les temps qui passent, les Ă©loignements de la vie et ses Ă©corchures : ma mĂ©moire, elle, est fidĂšle. Volodia Ă©tait quelqu’un Ă  qui je pensais dix fois par semaine, Ă  Moscou ou ici, et sa mort me fait autant de peine que si je venais de le quitter. À toi et Ă  AndrĂ©, toute l’amitiĂ© d’un chat qui s’en va tout seul.

Chris Marker

Robert Oppenheimer

Haakon Chevalier (1901-1985) Ă©tait professeur de littĂ©rature française Ă  l’universitĂ© de Berkeley, traducteur en anglais de Malraux, Aragon, DalĂ­ et Pozner. C’est chez lui et sa femme Barbara que les Pozner descendent lorsqu’ils arrivent en Californie en 1942. Une amitiĂ© qui durera pour la vie. En 1938, Chevalier avait prĂ©sentĂ© Ă  Pozner son meilleur ami : Oppenheimer, dit Opje. La suite figure dans Vladimir Pozner se souvient :

« De la physique moderne, j’ai des notions vagues. Cela lui Ă©tait indiffĂ©rent. La science qui le passionnait ce soir-lĂ  m’Ă©tait familiĂšre. Il Ă©tait bien mieux informĂ© sur les Ă©vĂ©nements que ses camarades, mais j’avais sur lui l’avantage d’arriver de France et d’y avoir vĂ©cu tout ce que lui n’avait pu apprendre qu’en lisant les journaux. Ses questions, prĂ©cises et brĂšves, portaient sur les travailleurs français, sur le Front populaire. Le cercle s’Ă©largissait : Madrid n’Ă©tait pas encore tombĂ©e mais Prague Ă©tait condamnĂ©e Ă  choir. Chacune de ses demandes prĂ©voyait la rĂ©ponse ; ma phrase Ă  peine terminĂ©e, les conclusions, il les tirait lui-mĂȘme. Cela posĂ©, il s’ensuit, etc. Je n’avais rien Ă  objecter : nous Ă©tions d’accord. FidĂšle ami, Haakon Chevalier semblait heureux de me voir impressionnĂ© comme il l’Ă©tait lui-mĂȘme : l’homme ressemblait au modĂšle qu’il en avait tracĂ©.
(
)
Soldat, dĂ©mobilisĂ©, rĂ©fugiĂ©, je devais retrouver Oppenheimer deux ans et demi plus tard dans une AmĂ©rique toujours en paix. Je l’avais connu seul, Ă  prĂ©sent il Ă©tait mariĂ©. Sa femme, Kitty, Ă©tait une scientifique, elle aussi ; ce n’est pas de physique qu’elle s’occupait, mais de bactĂ©riologie. Ils habitaient une nouvelle maison, au milieu d’un jardin, au sommet d’une colline, Ă  peu de distance de Chevalier chez qui les miens et moi, nous avions Ă©tĂ© accueillis. BientĂŽt Opje et Kitty, Ida et moi, nous Ă©tions des amis.
(
)
Tout cela jusqu’au jour oĂč Opje me prit Ă  part. Il Ă©tait sur le point de s’en aller, me dit-il, et il emmenait Kitty et Peter avec lui. Leur absence serait longue : il en ignorait la durĂ©e. Il ne pouvait dire Ă  personne oĂč ils iraient.
(
)
J’arrĂȘtai la voiture Ă  l’ombre d’un palmier, trouvai un journal et fis connaissance d’une nouvelle bombe dite atomique, et d’une ville japonaise dont j’avais jusque-lĂ  ignorĂ© le nom. Celle-ci avait anĂ©anti celle-lĂ . Plus tard on devait apprendre qu’il s’agissait d’une petite bombe : Ă  peine plus de la moitiĂ© d’Hiroshima, un quart seulement de ses habitants n’existaient dĂ©jĂ  plus. Il Ă©tait Ă©galement question de la science amĂ©ricaine, mais sans prĂ©cisions : des hyperboles, des pĂ©riphrases, aucun nom propre. Je rentrai Ă  la maison, dis Ă  Ida :
– C’est Opje.
(
)
A force de s’Ă©carter de lui-mĂȘme tel qu’il avait Ă©tĂ©, il allait bientĂŽt demeurer seul. Pour l’instant il se croyait en mesure de sauver l’humanitĂ©. Cela valait bien la peine de dĂ©noncer secrĂštement son frĂšre et sa femme comme anciens membres du parti communiste, de rapporter Ă  qui de doit que notre cher ami Haakon Chevalier Ă©tait un agent soviĂ©tique. C’Ă©tait un mensonge, bien entendu ; il l’avait fait pour se dĂ©barrasser des policiers et des politiciens qui le soupçonnaient d’avoir Ă©tĂ© d’extrĂȘme gauche ou savaient qu’il l’avait Ă©tĂ©. Quelques annĂ©es plus tard, il allait dĂ©clarer que son accusation ne reposait sur rien. Tout cela ne comptait pas : il y allait du salut des hommes, et s’il fallait en faire pĂ©rir un ou quelques-uns, ou mĂȘme plusieurs pour y parvenir, il n’y pouvait rien. (
) Opje ne rĂ©ussit qu’Ă  sacrifier son ami et Ă  se perdre lui-mĂȘme. »

(Vladimir Pozner se souvient)

Le mors aux dents

Ida Pozner

Ida Liebmann est nĂ©e Ă  Feodossia, en CrimĂ©e (4 juin 1908), d’une mĂšre russe et d’un pĂšre allemand. Quelques annĂ©es plus tard, la famille s’est installĂ©e en Allemagne, Ă  DĂŒsseldorf, oĂč le pĂšre est mort, puis Ă  Hambourg. Elle a grandi dans la misĂšre, non sans gaietĂ©. Toute jeune, elle a frĂ©quentĂ© les peintres, Ă©crivains, gens de thĂ©Ăątre, photographes, musiciens, soulevant sur son passage une indĂ©niable fascination. Habile en expĂ©dients et relations humaines, sa mĂšre a rĂ©ussi Ă  lui faire suivre gratuitement des Ă©tudes de piano. A la veille de son premier concert – elle devait avoir dans les 17 ans – Ida a abandonnĂ© la musique.
Elle s’est tournĂ©e vers le thĂ©Ăątre, jouant de petits rĂŽles chez Gustav GrĂŒndgens Ă  Hambourg, puis chez Max Reinhardt Ă  Berlin. C’est lĂ  qu’elle a adhĂ©rĂ© au parti communiste, avec Anna Seghers notamment. En 1933, elle a fui les nazis pour retrouver la colonie des Allemands Ă©migrĂ©s Ă  Paris. Petits mĂ©tiers, bonne d’enfants chez la fille de Picabia.

Elle a rencontrĂ© Vladimir Pozner, jeune Ă©crivain français qui, Ă  l’Ă©poque, s’occupait de l’aide aux rĂ©fugiĂ©s antifascistes. Ils ont vĂ©cu ensemble jusqu’Ă  la mort, lui le 19 fĂ©vrier 1992, elle le 18 fĂ©vrier 1995. Entre-temps, ils ont eu une fille (Catherine), un fils (AndrĂ©), ont Ă©migrĂ© en 1940 aux Etats-Unis, vĂ©cu Ă  Hollywood. Retour dĂ©finitif Ă  Paris Ă  la LibĂ©ration. L’Ɠuvre littĂ©raire de Vladimir a acquis sa rĂ©putation. Ida, tout en s’occupant des siens, a travaillĂ© comme traductrice et dans le cinĂ©ma, continuant d’exercer une mĂȘme fascination sur leurs amis des quatre continents.

Ida Liebmann

AprĂšs l’incendie du Reichstag, en 1933, Ida Liebmann, juive et communiste, doit fuir l’Allemagne. Elle parvient Ă  obtenir un passeport et, avec l’aide d’amis, notamment Gustav GrĂŒndgens, directeur du thĂ©Ăątre de Hambourg, elle se rĂ©fugie en France.


Ida Liebmann
Ida Pozner et Pablo Picasso, Collioure, 1954.

Ida Pozner et Pablo Picasso, Collioure, 1954.


Ida et Vladimir Pozner retrouvent Joris Ivens au festival de Leipzig, 1968.

Ida et Vladimir Pozner retrouvent Joris Ivens au festival de Leipzig, 1968.


Ida Pozner, Hollywood, 1978.

Ida Pozner, Hollywood, 1978.

Quand Ida Pozner est morte, en 1995, Claude Roy a Ă©crit :

On ne choisit au dĂ©part ni sa place sur la terre, ni le temps de son siĂšcle. Tu le savais, Ida. Tu as plutĂŽt vĂ©cu au carrefour des tempĂȘtes que dans les demeures du repos. Tu as vĂ©cu entre la France, l’Allemagne, la Russie, l’Europe et l’angoisse. Les moments heureux de ta vie, tu ne les as pas vĂ©cus comme des plages de paix mais comme des accalmies. Tu Ă©tais de cette espĂšce de mĂšres et de grand-mĂšres qui ne prĂȘtent pas seulement l’oreille aux pleurs des petits dans leurs berceaux, mais qui sont aux aguets pour ĂȘtre sĂ»res qu’il n’y a pas au coin de la rue des bruits de bottes, ou, au proche horizon, le grondement des chars et des bombes. Le destin t’avait fait naĂźtre juive, l’amour t’avait fait choisir Volodia, la rĂ©volte contre les tyrans t’avait fait dĂ©cider d’ĂȘtre communiste. L’instinct du salut pour toi et pour les tiens avait fait de toi cette Ă©migrante toujours prĂȘte Ă  franchir une frontiĂšre. Tu changeais de langue sans changer d’amis. Ton extrĂȘme douceur aurait pu faire croire que tu ignorais la peur, mais ta tranquillitĂ© n’Ă©tait que la politesse de la bravoure. De Los Angeles Ă  ton refuge de l’Yonne, de la tentative d’assassinat de Volodia Ă  sa mort, j’ai souvent cheminĂ© en silence prĂšs de toi. J’ai senti en toi le subtil dĂ©chirement de ceux qui ne veulent ni mentir ni se mentir, ni dĂ©courager leurs compagnons de traversĂ©e du siĂšcle, ceux qui, comme toi, Ida, refusent autant d’entretenir l’illusion que de trahir l’espĂ©rance. L’Histoire historique, de pouvoir et de mort, l’Histoire que nous devons vivre a rarement Ă©tĂ© une affaire de cƓur pour les hauts protagonistes du drame. Mais chez ceux que les grands monstres appelaient « les simples gens », chez des ĂȘtres comme toi, Ida, nous aurons admirĂ© l’alliance de la luciditĂ© et de la tendresse, de la dĂ©termination et de l’intelligence, cette tenue qui s’appelle la dignitĂ©.
Elle fait tenir debout ceux qui, comme toi, Ida, ont bien vécu.

Claude Roy, 20 février 1995

De gauche Ă  droite, Claude Roy avec Vladimir et Ida Pozner, rue Mazarine (Paris).

De gauche Ă  droite, Claude Roy avec Vladimir et Ida Pozner, rue Mazarine (Paris).

 

Espagne premier amour, 1965 / EN LIBRAIRIE

Julliard, 1965

Julliard, 1965

Julliard, 2022

Livre Club Diderot, 1977 (in ƒuvres)

Livre Club     Diderot, 1977 (in ƒuvres)       

 

Janvier 1939 : la guerre d’Espagne touche Ă  sa fin. Le chemin de l’exode conduit des dizaines de milliers d’Espagnols dans les camps de concentration français. Est-ce Pilar que Pierre a rencontrĂ©e sur cette route ? Est-ce l’Espagne, son premier amour ? Mais Pilar disparaĂźt comme un rĂȘve, et Pierre se lance Ă  la recherche de cette femme dont l’image Ă  peine entrevue se confond pour celui qui l’aime avec le visage de l’Espagne.
Vladimir Pozner n’a peut-ĂȘtre jamais rien Ă©crit de plus Ă©mouvant que ce rĂ©cit de larmes oĂč l’amour d’un pays et la tendresse d’une femme Ă©changent mystĂ©rieusement leurs pouvoirs.

En exergue

Les histoires inventĂ©es sont d’autant meilleures, d’autant plus agrĂ©ables
qu’elles s’approchent davantage de la vĂ©ritĂ© ou de la vraisemblance,
et les vĂ©ritables valent d’autant mieux qu’elles sont plus vraies.

Don Quichotte, II, chap. LXII

Les premiers mots

Les savants n’ont pas encore rĂ©ussi Ă  Ă©tablir avec certitude l’ñge de la MĂ©diterranĂ©e, ni Ă  fixer celui des PyrĂ©nĂ©es. Petite ville situĂ©e au pied de celle-ci, au bord de celle-lĂ , Collioure n’est pas moins obscure. A-t-elle deux mille ans ? Deux mille cinq cents ? Trois mille ? On ne sait. Lorsque, il y a vingt-deux siĂšcles, Annibal passa les PyrĂ©nĂ©es avant de franchir les Alpes, c’est lĂ  que dĂ©barquĂšrent les envoyĂ©s du SĂ©nat romain venus pour lui barrer la route ; loin d’ĂȘtre une jeune citĂ©, Collioure Ă©tait plus ancienne que Rome qui devait l’occuper cinq siĂšcles durant. Conquise Ă  tour de rĂŽle par les Wisigoths, les Arabes, les Espagnols, les Français, dominĂ©e au hasard des armes par Charlemagne, les rois d’Aragon, ceux de Majorque, Louis XI, protĂ©gĂ©e par des tours rondes, hĂ©ritage des Sarrasins, et par le fort Saint-Elme, ouvrage de Charles Quint, Collioure, citĂ© catalane, a connu six siĂšges, onze gouvernements et plus de guerres que n’en relatent les manuels d’histoire, de petites et de grandes, de modestes et d’illustres, toutes sanglantes.

A propos de


Le plus court des romans, ce qui pas plus pour un livre que pour un couteau ne l’empĂȘche d’entrer d’un coup dans le cƓur.

Aragon, 1965

Le rĂ©cit, dans sa briĂšvetĂ© extrĂȘmement dense et intense, rend Ă  merveille le caractĂšre onirique de la dĂ©route espagnole et de l’arrivĂ©e en France du lamentable cortĂšge de l’armĂ©e rĂ©publicaine vaincue, meurtrie, affamĂ©e – et fiĂšre.

Jean Cassou, 1965

L’Espagne que nous montre Vladimir Pozner nous rend jaloux de la qualitĂ© de son amour.

L’Express, 1965

Un merveilleux récit à goût de larmes.

Le Travailleur catalan, 1965

Quelques biographies parues dans la presse

Le sens le plus haut

Vladimir Pozner est mort mercredi Ă  Paris Ă  l’Ăąge de quatre-vingt-sept ans. La France perd sans le savoir un grand Ă©crivain et nous, qui le savons, un ami gĂ©nĂ©reux, profond, discret. VoilĂ  un homme qui a traversĂ© sans tapage tous les tumultes du siĂšcle et qui en a nourri son Ă©criture, Ă©laborant une somme romanesque dont l’envergure et la teneur humaine l’Ă©galent aux plus illustres, qui a payĂ© dans sa chair le fait d’avoir pris fait et cause contre un moment de honte nationale et, surtout, qui a sans cesse tentĂ© de donner Ă  entendre le monde sans effets de manche, tapant sur sa vieille machine Ă  Ă©crire des fictions qui le passent au crible. « On Ă©crit pour ĂȘtre lu, me dit-il un jour. Recevoir une lettre d’un lecteur est un bonheur. MĂȘme si elle est d’injures. »
La vie de Volodia, ainsi qu’on le nomme avec affection, c’est dĂ©jĂ  un roman. NĂ© Ă  Paris (6e arrondissement) dans une famille de la bourgeoisie juive Ă©clairĂ©e, Ă©migrĂ©e de Russie avant 1905, c’est au jardin du Luxembourg qu’il apprend Ă  marcher. Sa premiĂšre langue est le français. À l’Ăąge de cinq ans, il accompagne ses parents Ă  Saint-PĂ©tersbourg. Pendant plusieurs annĂ©es, il passera l’hiver lĂ -bas et l’Ă©tĂ© en France. « Je lisais Hugo en français et Pouchkine en russe. À douze ans, je me sentais un poĂšte russe, je dĂ©clamais mes vers chez Gorki le dimanche. » À l’Ă©cole TĂ©nichev, il a pour condisciples Chostakovitch et le fils de Trotski. À la rĂ©volution, la famille quitte PĂ©tersbourg pour Moscou. C’est lĂ  qu’Ă  quinze ans, il devient l’un des « FrĂšres SĂ©rapion », groupe littĂ©raire dont sortirent maints Ă©crivains de valeur (Vsevolod Ivanov, Constantin FĂ©dine, KavĂ©rine, NikolaĂŻ Tikhonov, Zochtchenko…). « Nous lisions Ă  haute voix nos nouvelles, nos poĂšmes, des chapitres de romans. Nous nous disions la vĂ©ritĂ©. Nous n’avions pas de religion littĂ©raire. Notre devise Ă©tait « Chacun son tambour », pour dire que nous n’avions pas de credo exclusif. Nous Ă©tions onze. C’Ă©tait 1920. Nous avions faim et froid. La vie Ă©tait dure mais nous riions beaucoup. Chklovski, Ă  vingt-sept ans, Ă©tait notre aĂźnĂ© attentif. Nous n’avions ni encre ni papier. En classe, nous gardions nos gants, le manteau… »
Il est chez lui en quatre langues : la française et la russe donc, plus l’allemande et l’anglaise, plutĂŽt dans sa version amĂ©ricaine, car il a Ă©tĂ© scĂ©nariste Ă  Hollywood pendant la guerre (pour la Columbia, la Warner, Universal…), ratant de peu un oscar pour son travail sur The Dark Mirror, rĂ©alisĂ© par Robert Siodmak, avec Olivia de Havilland en vedette… Il a aussi Ă©tĂ© charpentier en fer aux chantiers navals de Richmond, tout prĂšs d’un petit port cher au cƓur de Jack London. Je me perds dans la chronologie. Revenons en arriĂšre. Son premier ouvrage paru est, en 1929, un Panorama de la littĂ©rature russe contemporaine, suivi de TosltoĂŻ est mort. En 1937, c’est ce chef d’Ɠuvre, Le Mors aux dents, d’abord roman montrĂ© en train de se faire, puis rĂ©cit Ă©pique Ă  la Babel, Ă  la Pilniak, sur un sujet voisin du film TempĂȘte sur l’Asie de Poudovkine, et c’est enfin la prodigieuse analyse de la psychĂ© d’un contre-rĂ©volutionnaire, le baron balte Ungern (quel rĂŽle superbe c’eĂ»t Ă©tĂ© pour Klaus Kinski !) pour qui « penser est une lĂąchetĂ© » et qui rĂȘve de se rĂ©incarner en Gengis Khan.
Autre coup de maĂźtre, Deuil en 24 heures (Frank Cassenti en tirera un tĂ©lĂ©film en 1982). C’est, Ă  partir de son expĂ©rience de la « drĂŽle de guerre », le rĂ©cit haletant, d’une minutie et d’une acuitĂ© de regard dignes du cinĂ©ma, de la dĂ©bĂącle sur les routes de France. Sur cette pĂ©riode, je place ce roman (saluĂ© en son temps par Caldwell et les frĂšres Mann, Thomas et Heinrich, excusez du peu) sur les rayons de la bibliothĂšque, entre La route de Flandres de Claude Simon et Un balcon en forĂȘt, de Gracq. Pas moins.
Au milieu des annĂ©es trente, se trouvant aux États-Unis pendant la grande crise, Vladimir Pozner en ramĂšne Les États-DĂ©sunis, qui tiennent Ă  la fois du reportage et de la nouvelle (l’une inspirera Sartre pour sa piĂšce La putain respectueuse). Plus tard, avec Qui a tuĂ© H. O. Burrell ?, Ă  partir d’un fait divers – un petit bourgeois se tranche la gorge pour « sauver sa femme et ses enfants des communistes » – il prend le pouls exact du pays Ă  l’heure maccarthyste. Comme tous les Ă©crivains, Volodia Ɠuvre Ă  sa table, mais son combustible de base, c’est l’expĂ©rience historique vĂ©cue, Ă  tout le moins approchĂ©e au plus prĂšs. En exergue d’Espagne premier amour, qui s’abreuve, vingt ans aprĂšs les faits, Ă  ce qu’il vĂ©cut en allant repĂȘcher, en mission officielle, les intellectuels espagnols jetĂ©s dans les camps d’internement des PyrĂ©nĂ©es Ă  la fin de la guerre contre Franco, il reprend Ă  son compte cette sentence de CervantĂšs : « Les histoires inventĂ©es sont d’autant meilleures, d’autant plus agrĂ©ables qu’elles s’approchent davantage de la vĂ©ritĂ© ou de la vraisemblance, et les vĂ©ritables valent d’autant mieux qu’elle sont plus vraies. » Volodia est membre du parti communiste français (depuis 1933, sur le conseil de Gorki, aime-t-il Ă  dire). Ce n’est certes pas accessoire dans une vie d’homme. Mais le mĂ©tier d’Ă©crire ne se juge pas Ă  cette aune. Son ami Brecht disait aux peintres : « Si l’on vous demande si vous ĂȘtes communistes, mieux vaut produire comme preuves vos tableaux plutĂŽt que votre carte du Parti. » Ainsi s’avance Volodia, avec ses tableaux tapĂ©s Ă  la machine. Quant Ă  l’art d’Ă©crire, il se mĂ©fie des thĂ©ories. « J’y vois trop souvent la tentation de se baser sur ses propres habitudes pour dĂ©cider que ce sera un thĂ©orĂšme universel. Chaque fois que j’Ă©cris un livre, j’ai la sensation d’escalader une montagne. Monter est dur, vers le sommet ça va mieux, on commence Ă  respirer dans la descente. »
Écrivain de la plus haute veine, il ne cesse pas d’ĂȘtre aussi journaliste, avant-guerre Ă  Vendredi, dans Marianne, Regards, L’HumanitĂ© (collaboration qu’il n’interrompra quasiment jamais, sauf dans son grand Ăąge) afin de tĂ©moigner de l’Ă©tat du monde ici et lĂ . J’ai encore en tĂȘte sa participation Ă  notre sĂ©rie « Lire le pays » (1977, le temps passe, il ne fait mĂȘme que cela). Sous le titre Saint-Tropez dans le rĂ©troviseur, il Ă©voquait le petit port varois dans les annĂ©es vingt, quand il n’y avait pas de touristes ! On ne compte pas, non plus, ses interventions dans nos colonnes sur telle ou telle question brĂ»lante. Toujours avec la mĂȘme Ă©criture, fluide, prĂ©cise, sensible, oĂč chaque mot pĂšse son juste poids, sans lest superflu.
Je le revois dans son appartement, rue Mazarine, au milieu de petites collines instables de livres, avec des photos de ses enfants et petits-enfants, des jouets en bois… Il ouvre un album : courts textes manuscrits de Gorki, Pasternak, MaĂŻakovski…, autographes de Douglas Fairbanks, Mary Pickford, Chaplin… Il me confie qu’Ă  Hollywood il prenait souvent son petit-dĂ©jeuner en compagnie de Garbo. Je l’envie. C’est qu’il a rencontrĂ©, sur presque un siĂšcle, tous ceux qui ont comptĂ© dans le domaine de l’esprit. Ils l’ont aimĂ© ou estimĂ©. C’est qu’il est nĂ© ami – comme d’autres sont roux ou hypermĂ©tropes – tant pour le jeune Ă©crivain balbutiant que pour le tĂ©nor des lettres qui lui demande conseil sur tel ou tel vers de Pouchkine ou sur le costume que portait Dashiell Hammett, quand il lui serra la main pour la premiĂšre fois.
À la veille de Charonne, Volodia est cruellement blessĂ© Ă  la tĂȘte par les plastiqueurs de l’OAS, Malraux et AndrĂ© Wurmser Ă©tant Ă©galement victimes d’attentats. C’est que les tueurs, par ouĂŻ-dire, ont su qu’il a publiĂ© Le lieu du supplice, une suite de rĂ©cits qui traitent de l’infamie alors en cours en AlgĂ©rie.
Il y a, de son propre aveu, quelque chose de cinĂ©matographique dans sa vision littĂ©raire: « Cela suppose le souci de rechercher le biais, l’angle par lequel la camĂ©ra va saisir un aspect d’un visage, d’un dĂ©cor, d’une scĂšne, qui Ă  la fois en apporte ainsi une vision diffĂ©rente et souligne les caractĂ©ristiques du sujet. » On lui doit, n’est-ce pas, avec Daquin, Le point du jour, ce film magnifique sur les mineurs du Nord. Avec Roger Vailland, il conçut le scĂ©nario de Bel-Ami d’aprĂšs Maupassant, film de Daquin, aussitĂŽt censurĂ© pour cause d’allusion directe aux « Ă©vĂ©nements » d’AlgĂ©rie. Pour Joris Ivens, il compose le texte du sublime Chant des fleuves.
Un Ă©crivain complet, qui jamais ne fait le beau dans le cirque littĂ©raire. Un pudique. Un homme fier et bon. À y regarder de prĂšs, ils n’abondent pas, les ĂȘtres de cette trempe.
MĂ©morialiste hors pair, dans Vladimir Pozner se souvient (Messidor), il nous rĂ©gale de portraits de sa mĂšre aussi bien que d’Anna Seghers, Oppenheimer, Hammett, Mauriac, Alexandre Blok, Picasso, Babel, Neruda, Chagall, Fernand LĂ©ger… Je suis sĂ»r qu’il a Ă©crit jusqu’Ă  son dernier souffle. En 1986, il donne, aux Ă©ditions Actes Sud, un roman bouleversant qui ne hausse jamais le ton, Le fond des ormes, qui tresse subtilement l’histoire d’une vie – celle d’un garçon qui perd prĂ©maturĂ©ment sa mĂšre – Ă  la douleur de voir la nature mutilĂ©e. Avec Le lever du rideau, il avait dĂ©jĂ  explorĂ©, de façon bouleversante et elliptique, le territoire de l’enfance. Dans Cuisine bourgeoise (Actes Sud), il se livre Ă  d’Ă©poustouflantes variations balzaciennes sur les annĂ©es trente.
Son art d’Ă©crire est tout entier tendu vers la simplicitĂ©. À son propos, Claude PrĂ©vost rappelle le mot de Goethe : « Le sens le plus haut dans l’espace le plus mince. » C’est cela qui, d’ores et dĂ©jĂ , le constitue en vĂ©ritable classique. Volodia s’est effacĂ©, l’Ɠuvre demeure, qui va grandir, ayant tout le temps devant elle. Nous pensons au chagrin des siens, Ă  Ida, son Ă©pouse, son double attentif et tendre. C’est dĂ©chirant de perdre Volodia.

Jean-Pierre LĂ©onardini (L’HumanitĂ©, 21 fĂ©vrier 1992)

Une fidélité obstinée

Vladimir Pozner, romancier, journaliste, traducteur, scĂ©nariste, est mort dans sa quatre-vingt-septiĂšme annĂ©e, Ă  son domicile parisien, mercredi 19 fĂ©vrier. Trente ans, presque jour pour jour, aprĂšs l’attentat de l’OAS qui avait gravement blessĂ© et dĂ©figurĂ© ce militant communiste, partisan dĂ©clarĂ© de l’anticolonialisme et de l’indĂ©pendance de l’AlgĂ©rie.
NĂ© Ă  Paris en 1905, prĂšs du Luxembourg, dans une famille d’Ă©migrĂ©s russes, Vladimir Solomonovitch Pozner avait cinq ans quand ses parents repartirent pour Saint-PĂ©tersbourg. Le jeune garçon apprendra alors le russe, lira Hugo en français, Pouchkine en russe, et restera marquĂ© par le souvenir des annĂ©es de la RĂ©volution, tout autant que par le milieu des Ă©crivains qu’il cĂŽtoie Ă  Petrograd et Ă  Moscou : Gorki, l’ami de sa famille, mais aussi MaĂŻakovski, Blok, Akhmatova, Victor Chklovski, l’avant-garde littĂ©raire; plus tard, il connaĂźtra Pasternak, Babel, tant d’autres…
En 1921, il revient en France et Ă  sa langue maternelle et, tout en frĂ©quentant la Sorbonne, il fait du journalisme, traduit TolstoĂŻ, DostoĂŻevski, de jeunes auteurs soviĂ©tiques qu’il est un des premiers Ă  faire connaĂźtre, notamment dans un Panorama de la littĂ©rature russe contemporaine paru chez Kra, s’attachant Ă  ĂȘtre un trait d’union entre Paris et Moscou.
En 1933, il adhĂšre au parti communiste et ne reviendra jamais sur cet engagement de prĂšs de soixante annĂ©es de fidĂ©litĂ© obstinĂ©e, malgrĂ© les tempĂȘtes et les rĂ©vĂ©lations. Il publie ses premiers livres : TolstoĂŻ est mort, un roman-documentaire sur les derniers jours du grand Ă©crivain, un reportage sur l’AmĂ©rique de la DĂ©pression, Les États-DĂ©sunis, et, surtout, se fait remarquer avec Le mors aux dents, l’odyssĂ©e d’un baron balte en Mongolie, qui s’illustre par sa fĂ©rocitĂ© dans sa lutte contre la jeune rĂ©volution soviĂ©tique.
MobilisĂ© en 1939, il rĂ©ussira, aprĂšs l’armistice, Ă  partir avec sa famille pour les États-Unis, Ă  New York d’abord, puis en Californie oĂč il fait tous les mĂ©tiers et termine son roman sur la guerre et la dĂ©bĂącle, Deuil en 24 heures, publiĂ© d’abord chez Brentano ; il vit ensuite trois ans Ă  Hollywood oĂč il retrouve Brecht, Heinrich Mann, Hanns Eisler, et travaille comme scĂ©nariste pour divers studios.
AprĂšs la guerre, de retour en Europe, Vladimir Pozner va poursuivre une Ɠuvre oĂč il mĂȘle le monde qu’il a vu, le contexte politique et ses convictions dans des romans-documents : Qui a tuĂ© H. O. Burrell ?, tirĂ© d’un fait divers Ă  propos de la mort, en 1951, d’un AmĂ©ricain qui se suicide par crainte du communisme, Le lieu du supplice (1959), le premier ouvrage « littĂ©raire » sur la guerre d’AlgĂ©rie ; Le lever du rideau (1961), un rĂ©cit sur la poĂ©sie de l’enfance ; Espagne premier amour (1965), sur l’engagement d’un artiste quand Ă©clate un conflit ; Mille et un jours (1967), Ă©vocation de son adolescence Ă  Petrograd et du pays des soviets ; Le temps est hors des gonds (1969), Ă  Elseneur occupĂ© par les nazis, oĂč les Danois refusĂšrent de livrer les juifs ; des souvenirs, Vladimir Pozner se souvient (1972) ; un roman de science-fiction sur la guerre atomique, Mal de lune (1974) ; Descente aux enfers ; Les brumes de San Francisco ; Cuisine bourgeoise.
Scénariste, il a collaboré avec Louis Daquin (Le point du jour, Bel-Ami), Joris Ivens (Le chant des fleuves), Cavalcanti (Maßtre Puntila et son valet Matti), Mauro Bolognini, Marcel Pagliero, etc.
Un homme de bonne volontĂ©, habitĂ© par un dĂ©sir de paix et de justice utopique, une passion obstinĂ©e, que mĂȘme ceux qui ne partageaient pas ses convictions respectaient.

Nicole Zand (Le Monde, 22 février 1992)

Pierre-Jean RĂ©my

Vladimir Pozner. AncrĂ©e au cƓur de la rĂ©alitĂ©, enfoncĂ©e Ă  pleine chair dans la vie, son Ɠuvre romanesque paraĂźt suivre les dĂ©tours de l’histoire comme ceux de sa vie avec une rigoureuse Ă©motion : Pozner dit ce qu’il voit, ce qu’il sent, il tĂ©moigne et chante. Mais dans le mĂȘme temps, fermez les livres de Pozner, asseyez-vous face Ă  lui dans un univers de livres et de photographies, de petits chevaux de bois et d’oiseaux en terre cuite qui hantent ses bibliothĂšques et regardez-le, Ă©coutez-le : le visage marquĂ©, arrachĂ©, dĂ©foncĂ©, parce que les livres sont aussi une parole et qu’on peut payer trĂšs cher les mots qu’on ose dire – Pozner a Ă©tĂ© plastiquĂ© en 1962, en mĂȘme temps que Malraux et Wurmser –, il se raconte, d’une voix douce de grand-pĂšre qu’il est, le grand-pĂšre qui a vĂ©cu, qui a aimĂ©, qui s’est battu. Et ce qu’il raconte – sa vie – ce sont ses livres. Ou ses films, puisqu’à Hollywood comme Ă  Paris, il a Ă©tĂ© de ceux dont la signature est apparue au bas des scripts des films que nous aimons. Ses livres, donc, ou ses films, ou ses rencontres, son Ɠuvre de journaliste baroudeur.

À le voir, on pense bien sĂ»r Ă  Cendrars. D’abord, dans les premiĂšres pages du Mors aux dents, Pozner lui-mĂȘme Ă©voque Cendrars. On voit l’éternel voyageur-poĂšte allumer une cigarette de son unique main, sortir une bouteille de Calvados et lancer Pozner sur ce qui sera son premier succĂšs : la quĂȘte d’un aventurier russe, le baron Ungern, gĂ©nĂ©ral assassin, sanguinaire au-delĂ  de toutes les cruautĂ©s. Mais Cendrars, Ă  qui je porte un intĂ©rĂȘt passionnĂ©, dont les excĂšs les plus lyriques comme les poĂšmes les plus fous marquent, plus que tous autres, la rupture de ce siĂšcle – tout Apollinaire est nĂ© dans la besace de Cendrars, qu’on ne l’oublie pas ! – Ă©tait un homme seul. EntourĂ© d’amis, mais seul. GĂ©nĂ©reux, mais seul. Amoureux au dĂ©lire, mais seul. Pozner, lui, a tout un monde avec lui, et son aventure est celle de ce monde. Depuis le premier jour, il est le compagnon, le camarade, en mĂȘme temps que le romantique bouleversant qui sait nous attendrir jusqu’aux tripes par deux mots qui peuvent dire tour Ă  tour et l’amour, et la mort, et la lutte. D’autres ont un fusil Ă  la main, ou une rose, un Ɠillet au poing ; la plume de Pozner, sa machine Ă  Ă©crire, c’est l’ñme fraternelle qui nous libĂšre de nos mĂ©diocritĂ©s crispĂ©es, de nos pauvres petites habitudes confortables, au prix de tous les sacrifices : j’ai dit qu’en 62, notre Pozner a perdu la moitiĂ© du visage, il aurait bien pu y laisser la vie, mais quatre ans auparavant, l’un des premiers – premier en France, premier dans les rangs du Parti communiste – il avait eu le courage de dire ce qui se passait en AlgĂ©rie, cette misĂšre, leur douleur et notre honte. Vladimir Pozner, donc, ou l’aventurier fraternel, livres et vie confondus…
(…)
Peu d’écrivain, mieux que Pozner dans l’itinĂ©raire politique rigoureux qui a Ă©tĂ© le sien, ont su apporter un dĂ©menti plus rigoureux aux tenants d’une littĂ©rature renfermĂ©e sur elle-mĂȘme ou de contemplation. Pozner nous affirme l’aventure, mais pour les autres. Il nous crie la colĂšre, la peur, la souffrance, la fuite ou mĂȘme la haine, mais au nom de quelque chose qui s’appelle l’espoir. Il est partout dans ses livres – j’ai dit la vie (sa vie) et les livres (ses livres) – mais derriĂšre lui, ou plutĂŽt, Ă  ses cĂŽtĂ©s, il y a la foule de ceux qui ont, comme lui, vu la souffrance, la peur et la colĂšre de prĂšs, ceux qui n’en sont pas revenus et ceux qui sont quand mĂȘme lĂ , encore, pour tĂ©moigner.
À cĂŽtĂ© de ces superbes aventuriers du dĂ©but de ce siĂšcle, qui ont bourlinguĂ© Ă  travers le monde, un crayon Ă  la main, pour raconter ce monde et l’insolite, le merveilleux, le fou, le dĂ©lirant qu’ils croisaient tous les jours, il fallait un autre aventurier pour dire le mĂȘme monde, mais en communion Ă©troite avec ceux qui le faisaient, ce monde-lĂ , insolite, merveilleux, fou, dĂ©lirant ou dĂ©sespĂ©rĂ©. Parce que la communion selon Pozner, c’est encore et toujours l’espoir. Et dĂšs que tu n’es plus seul, l’espoir existe. Non ?
PrĂ©face à ƒuvres de Vladimir Pozner,
Pierre-Jean RĂ©my, le 13 mai 1977

 

Claude Roy

Vladimir et Volodia
chanson de circonstance et d’affection

Ils ne sont jamais trùs d’accord :
le vieux Vladimir tire Ă  dia
tandis que le jeun’ Volodia
tire Ă  hue. Mais lequel a tort ?

Vladimir compte par cinquante
quand Volodia compte par vingt
(ou bien – à la rigueur – par trente)
OĂč est le fin mot de la fin ?

Vladimir est un vrai monsieur
mais Volodia est un gamin
qui ne prend pas trÚs au sérieux
Vladimir l’AcadĂ©micien

Pourtant un seul anniversaire
lie Vladimir Ă  Volodia
adolescent quinqualanlaire
et double seul Ă©poux d’Ida

le 5 janvier 1955
Claude

(Inédit)

Anna Seghers

C’était une vieille amie : ma femme l’avait connue Ă  Berlin, moi Ă  Paris. Je me souviens de notre premiĂšre rencontre, en 1933, Ă  une rĂ©union pour la dĂ©fense de l’émigration allemande, organisĂ©e par l’Association des Ă©crivains et artistes rĂ©volutionnaires : cette annĂ©e nous protestions plus encore que les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, et nous Ă©tions loin du compte.
À la tribune, oĂč Ă©taient installĂ©s Paul Vaillant-Couturier, Aragon et d’autres, je m’étais trouvĂ© Ă  cĂŽtĂ© d’une jeune femme myope qui portait sur la nuque un chignon dont s’échappaient des mĂšches qu’elle essayait, en vain, de ce geste qu’on a, le coude relevĂ© et les doigts Ă©cartĂ©s, de fourrer les unes sous les autres. Elle Ă©tait une des rares rĂ©fugiĂ©es Ă  parler français. Je ne sais plus pourquoi nous Ă©tions rĂ©unis ce soir-lĂ , ni qui a pris la parole. Je me souviens seulement de ma voisine avec ses yeux plissĂ©s et ses mĂšches rebelles.

(Vladimir Pozner se souvient)

ChĂšre Ida, cher Volodia,
Cela faisait longtemps que je voulais vous Ă©crire, Ă  peu de choses prĂšs, depuis mon retour de Paris, et cela pour la raison suivante : j’avais l’impression que je n’étais pas en Ă©tat, pendant notre brĂšve rencontre, de vous dire Ă  quel point je m’étais rĂ©jouie de nos retrouvailles. La fatigue m’empĂȘchait de parler vraiment avec vous. Bien que ma jambe n’ait pas guĂ©ri, je veux, si vous ĂȘtes d’accord, vous rendre visite quand je reviendrai. Il y avait tant de choses Ă  se dire, je ne sais pas pourquoi nous nous sommes installĂ©s dans un cafĂ© au lieu d’aller manger ensemble et nous amuser.
Toi, Volodia, tu comprendras un pareil Ă©tat de fatigue.
J’espĂšre que vous allez bien, vous deux, que vous ĂȘtes contents, et j’espĂšre vous revoir dans le courant de l’annĂ©e.
Cette lettre n’a aucune raison particuliĂšre, j’éprouvais le besoin d’exprimer une pensĂ©e qui tourne dans ma tĂȘte depuis longtemps.
Soyez embrassés par

votre Anna.

 

Mille et un jours, 1967

Julliard, 1967

Julliard, 1967

Un voyage dans l’Espace ?
Oui, Ă  Samarkand, boulevard Gorki, bras dessus bras dessous avec ShĂ©hĂ©razade ; au-delĂ  du cercle polaire, en hĂ©licoptĂšre, survolant la toundra et les troupeaux de rennes ; dans un kolkhoz du Tadjikistan, Ă  la frontiĂšre afghane, oĂč les Ă©coliers apprennent la physique nuclĂ©aire ; dans une nouvelle citĂ© de SibĂ©rie dont les habitants ont en moyenne trente-deux ans.
Un voyage dans le Temps ?
Oui, les Daghestanais viennent d’émerger du servage, les Ouzbeks du Moyen Âge, les NĂ©netz de la prĂ©histoire. Et l’auteur qui, enfant, a vu par ses fenĂȘtres la RĂ©volution d’octobre, retrouve ses camarades de classe, celle dont le pĂšre a ramenĂ© Ă  la maison, la nuit du 7 novembre 1917, LĂ©nine et sa femme, celui qui a Ă©tĂ© dĂ©portĂ©, et tant d’autres qui racontent leur vie.

En exergue

… nous citerons les choses vues comme vues,
celles entendues comme entendues, afin que notre livre
soit correct et sincĂšre sans nul mensonge.
Quiconque entendra ce livre ou le lira, le devra croire,
parce que toutes choses y sont réelles.

Marco Polo

Les premiers mots

Le plus important est de retrouver la fenĂȘtre. La rue a beau avoir changĂ© de nom, j’y reviendrais les yeux fermĂ©s. Il suffirait de regarder pour reconnaĂźtre la maison. Mais la fenĂȘtre qui donne sur mon enfance, qui s’est ouverte il y a cinquante ans, par une journĂ©e d’octobre, fraĂźche et humide, sur la rĂ©volution ?

A propos de


Avec un ouvrage comme l’admirable Mille et un jours de Vladimir Pozner, c’est une Russie vivante, humaine, Ă©trangĂšre Ă  ses structures, qui s’agite, souffre, rĂȘve et aime. A travers ses souvenirs, Pozner replace l’immense Russie au cƓur du temps et de l’espace.

Jean-François Kahn, L’Express, 1968

Ce qui frappe Ă  travers son rĂ©cit, c’est l’immensitĂ© du pays, le « sentiment de l’espace », semblable, probablement, Ă  celui que donne le continent amĂ©ricain. C’est ensuite l’infinie diversitĂ© des types humains et le travail prodigieux qu’a accompli le rĂ©gime pour faire accĂ©der des millions d’hommes Ă  un mĂȘme Ă©tage de civilisation. La conquĂȘte du savoir pouvait-elle s’accommoder de la tyrannie politique ? A mots feutrĂ©s et sous diffĂ©rentes formes, Pozner cherche Ă  se renseigner.

Maurice Nadeau, La Quinzaine littéraire, 1967

Vladimir Pozner est revenu cinquante ans aprĂšs dans Leningrad Ă  la recherche de son enfance. Destin certes peu banal que celui de cet Ă©crivain français errant au bord de la NĂ©va pour rencontrer les rĂȘves, les tragĂ©dies et l’exaltation de ses jours d’enfance. Cette promenade va se poursuivre par d’immenses coups d’aile, du cercle polaire au Tadjikistan, d’Arkhangelsk au Caucase.

Pierre Gamarra, Europe, 1967

Vladimir Pozner présente Mille et un jours à Youri Gagarine, premier homme dans le cosmos. Paris, 1967. Photo André Pozner

Vladimir Pozner présente Mille et un jours à Youri Gagarine, premier homme dans le cosmos. Paris, 1967. Photo André Pozner

Jorge Semprun

Inventaire du monde, invention du roman

L’étĂ© 39, j’avais seize ans, je dĂ©couvrais la littĂ©rature française, Ă  seize ans on lit beaucoup, en plus dans une langue qu’on est en train d’apprendre ! D’un cĂŽtĂ© il y a eu la prose de Gide, et de l’autre cĂŽtĂ© il y a eu Pozner, Malraux et Guilloux. C’est-Ă -dire mes quatre maĂźtres, qui m’ont fait connaĂźtre la langue et aimer la littĂ©rature française. Le Mors aux dents m’est restĂ© comme une rĂ©vĂ©lation. (
) DĂ©jĂ  dans ce premier livre de Pozner, il y a ce rapport, cette tension entre l’inventaire – le factuel – et le roman. Il y a aussi cette palpitation de l’histoire, cette cruditĂ© de l’écriture, qui sont tout Ă  fait typiques de Vladimir Pozner.
(
)
Tout de suite aprĂšs Le Mors aux dents, et Ă  cause de cette lecture, de l’impact du Mors aux dents sur moi, j’ai cherchĂ© Ă  lire un autre livre de Pozner. Ça a Ă©tĂ© Les États-DĂ©sunis, qui avait paru en 1938, qui Ă©tait donc tout rĂ©cent, un livre dont la lecture a Ă©tĂ© pour moi trĂšs importante, car c’est un livre fondamental dans cette tentative de parler de l’inventaire du monde et de l’invention du roman.

Jorge Semprun (2005)

Philippe Soupault

Kra, Ă©diteur
Paris, le le 10 mars, 1928.
Pneumatique

Cher Ami,
Je viendrai donc vous chercher demain matin, entre 9 H. 1/2 et 10 H., pour jouer au basket-ball, ainsi que nous en avons convenu par téléphone.
TrĂšs cordialement vĂŽtre.

Philippe Soupault.

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Kra, Ă©diteur

Paris, le 29 septembre 1928.

Cher Ami,
Nous faisons de la culture physique demain Ă  10 heures au Stade St-Germain dans l’Ile St-Germain oĂč vous ĂȘtes dĂ©jĂ  venu ; je crois que ce sera assez bien.
D’autre part [,] pour le rugby, nous nous rĂ©unissons Mardi prochain 2 octobre Ă  7 h. moins quart, au cafĂ© de Tourelles Ă  Passy, au coin de la rue de l’Albony.
Au plaisir de vous voir, croyez-moi trĂšs amicalement vĂŽtre.

Philippe Soupault

————-

Chez Francis, Grill room
Vendredi
[1931 ?]

Cher Volodia
Philippe vient de partir pout la Russie et vous serait reconnaissant si vous pouviez lui envoyer le plus vite possible (Grand Hîtel, Moscou) une lettre d’introduction pour Gorki. Il serait trùs heureux de le rencontrer et vous le connaissez, n’est-ce pas
Merci à l’avance et trùs amicalement à vous.

Marie-Louise Soupault

—————

C’était le 7 novembre 1933, anniversaire de la rĂ©volution d’octobre en Russie, Ă  cause du dĂ©calage du calendrier grĂ©gorien. J’avais Ă©tĂ© invitĂ© (une fois n’est pas coutume) par l’ambassadeur de l’U.R.S.S., sans doute Ă  cause de mon reportage dans Vu sur le pays des Soviets, Ă  participer Ă  cette fĂȘte anniversaire de la rĂ©volution. Une soirĂ©e trĂšs mondaine. Au moins deux mille invitĂ©s Ă  l’ambassade.
Je ne pouvais reconnaĂźtre personne, sauf Aragon et Elsa Triolet, trĂšs entourĂ©s. Un des invitĂ©s (ce n’était pas encore Ă  la mode) Ă©tait un jeune Africain. Une jolie jeune femme, trĂšs Ă©lĂ©gante, demande Ă  son amie Elsa Triolet : « Qui est ce nĂšgre ? ». Elsa Triolet crut comprendre : « De qui est Le NĂšgre ? » et elle rĂ©pondit : « Philippe Soupault. »
C’était un quiproquo. Le destin aime les quiproquos. J’avais remarquĂ© cette jeune femme qui croyait que j’étais un trĂšs beau nĂšgre. Ce qui me flattait sans doute. Parmi cette foule (comme toujours dans ce genre de rĂ©union) je cherchai un interlocuteur. J’aperçu un de mes jeunes amis, Vladimir Pozner, un fils d’émigrĂ©s russes, intelligent et cultivĂ©, Ă  qui j’avais demandĂ©, pour une collection que je dirigeais aux Éditions du Sagittaire, un panorama de la littĂ©rature russe.
Je demandai Ă  Pozner de me prĂ©senter Ă  cette jeune femme qui fut Ă©tonnĂ©e que je ne sois pas nĂšgre. Elle avait entendu parler de moi lors d’un de mes sĂ©jours Ă  Berlin.
– Philippe Soupault.
– Madame Richter.
Est-ce elle, est-ce moi qui compris au cours de cette premiĂšre conversation que notre destin allait changer ?
Tous les deux sans doute.
Et notre destin changea.
Je repris un Ă©quilibre et retrouvai le dĂ©sir de lutter. J’abandonnai mes habitudes nocturnes.

(Philippe Soupault, MĂ©moires de l’oubli 1927-1933

Le temps est hors des gonds, 1969

Julliard, 1969

Julliard, 1969

Livre Club Diderot, 1977 (in ƒuvres)

Livre Club Diderot, 1977 (in ƒuvres)

En exergue

Le temps est hors des gonds. Maudit malheur
Que je sois nĂ© pour le remettre Ă  l’heure.

Shakespeare, Hamlet

Les premiers mots

Un taxi ralentit en s’approchant de la boutique du fleuriste qui portait le nom de l’auteur de La Petite SirĂšne sans lui ĂȘtre apparentĂ©, pas plus que ne le sont tant d’autres Danois, cordonniers, cafetiers ou marchands de couleurs. Je vais commencer, je raconterai quelque chose que tout un chacun a vĂ©cu ; aussi est-il facile d’y prendre part, ce qui est fort agrĂ©able. Sur les bords de la Baltique, Ă  l’ombre des hĂȘtres danois… – C’est un beau dĂ©but ! mais celui qui le dit est Andersen l’écrivain, et nous, nous avons la malchance de nous trouver loin des bois et du rivage, un siĂšcle plus tard, en octobre 1943, dans une rue de Copenhague, devant le magasin d’Andersen le fleuriste, Ă  l’instant oĂč s’arrĂȘte la voiture.

A propos de


La duretĂ© de ce roman Ă©trange est Ă  la fois moderne et hantĂ©e par Shakespeare, comme le tragique de l’amour impossible rivalise avec la tragĂ©die d’un monde devenu fou d’injustice.

Josiane Duranteau, Le Monde, 1970

Une des plus belles histoires qui soient. Autour de ce qui fut une vĂ©ritĂ© seulement au Danemark, un crime partout ailleurs en Europe, Vladimir Pozner a construit un petit chef-d’Ɠuvre.

Jean-Didier Wolfromm, Le Magazine littéraire, 1970

Un rĂ©cit pathĂ©tique, dĂ©chirant, fort bien menĂ©, oĂč, une fois encore Vladimir Pozner s’affirme comme le poĂšte de l’adolescence.

Yrùne Jan, L’Aurore, 1970

Le beau livre de Vladimir Pozner ne doit rien aux fracas de la publicité ou aux caprices de la mode et il se lira encore quand on aura passé la saison des prix ou des oranges.

Pierre Gamarra, Europe, 1969

Le temps est hors des gonds est un livre sur l’occupation. Une histoire d’amour vrai : l’amour d’un fils pour son pĂšre ; l’amour de tout un peuple pour la minoritĂ© juive qu’on vient opprimer chez lui et qui unira ses forces pour la sauver ; l’amour enfin de deux enfants que la guerre pousse dans le mĂȘme lit et qui ne voudraient plus se quitter

Pierre-Jean RĂ©my, prĂ©face Ă  ƒuvres de Vladimir Pozner, 1977

 

Henri Wallon

Je me souviens avec prĂ©cision d’un bock de biĂšre qu’Henri Wallon et moi, nous avons avalĂ© ensemble Ă  la terrasse d’un cafĂ©, les yeux sur la foule qui dĂ©ferlait le long du boulevard : nous avions soif, et envie d’échanger quelques mots, mais nous Ă©tions pressĂ©s de reprendre place dans la manifestation ; c’était le 14 juillet, le Front populaire, et le peuple de Paris traversait sa ville en chantant.

(Vladimir Pozner se souvient)

Docteur H. Wallon
19, rue de la Tour, 19
Trocadéro 65-06
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Sur rendez-vous

11 avril 1937

Mon cher ami,
Merci de votre livre que j’ai lu tout d’une haleine {Le Mors aux dents}.
Le récit est entraßnant, plein de relief, de mouvement, de terrible humour. Le drame est à la fois dense et dépouillé.
C’est un livre saisissant et dont je vous fĂ©licite de tout cƓur.
Bien fraternellement Ă  vous.

Henri Wallon

Vladimir Pozner se souvient, 1972 / EN LIBRAIRIE

de sa mĂšre
et de Jean-Richard Bloch, Bertolt Brecht, Charlie Chaplin,
Victor Chklovski, Hanns Eisler, Dashiell Hammett, Vsévolod Ivanov,
Joris Ivens, Fernard Léger, François Mauriac, J. R. Oppenheimer,
Boris Pasternak, Picasso, Elsa Triolet

Vladimir Pozner se souvient - Julliard, 1972

Julliard, 1972

Vladimir Pozner se souvient - Messidor, 1989

Messidor, 1989

Vladimir Pozner se souvient - Lux, 2013, en librairie

Lux, 2013 / EN LIBRAIRIE

Les premiers mots

Ma mĂšre est nĂ©e en 1880, dans un petit village lituanien oĂč son pĂšre vendait du bois si je ne me trompe. Je dis « me trompe » parce que je n’ai pas connu mes grands-parents et que ma mĂšre en parlait rarement ; elle Ă©vitait de parler des siens et surtout d’elle-mĂȘme, par une sorte de pudeur qui est devenue une habitude familiale. Je pense que si je l’avais interrogĂ©e sur son enfance, elle m’aurait racontĂ© tout ce que je voulais savoir, seulement je m’étais accoutumĂ© Ă  ne pas poser de questions. Je me suis souvent demandĂ© si, plus tard, elle n’a pas souffert de ce manque d’intĂ©rĂȘt de ma part. C’est possible : elle ne m’a jamais questionnĂ©, la discrĂ©tion Ă©tant de rĂšgle. Toujours est-il que je ne sais presque rien de son enfance, sauf le nom de quelques plats qu’elle affectionnait et sa passion pour le traĂźneau attelĂ© d’un cheval dans lequel son pĂšre les emmenait quelquefois, ventre Ă  terre et soulevant des tourbillons de neige, elle et sa sƓur cadette.

A propos de


De Russie en France, d’AmĂ©rique en Allemagne, Pozner est l’un de ces hommes carrefour Ă  qui il revient de tĂ©moigner, de raconter, de se souvenir.

J.B., Le Magazine littéraire, 1972

Bertolt Brecht. Sur son lit, Ă©talĂ©e sans plis, « une longue chemise de nuit blanche Ă  festons rouges ». Sur le quai, devant Notre-Dame, Brecht goĂ»te un fromage de chĂšvre, appuyant la main, pour l’empĂȘcher de tomber, sur une pile de vieux romans policiers qu’il vient d’acheter. Oppenheimer avant la bombe, en chemise bleu ciel et en jeans Ă©limĂ©s, qui met des bĂ»ches dans le feu. Et Oppenheimer aprĂšs la bombe, dont Pozner croit d’abord, Ă  premiĂšre vue, qu’il n’a pas changĂ©.
Et puis nous avons lu ses autres livres, mais il semble que celui-ci, Vladimir Pozner se souvient, est le plus beau. Parce que le vent y tape plus fort. Parce que ce livre rĂ©pond magnifiquement Ă  la phrase de Breton : « Je persiste Ă  rĂ©clamer les noms, Ă  ne m’intĂ©resser qu’aux livres qu’on laisse battants comme des portes  » MĂȘme si les portes de Pozner restent battantes simplement parce que la Gestapo les a enfoncĂ©es Ă  coups de crosse, ou parce que des fascistes ont dĂ©posĂ©, devant, une bombe.

Michel Cournot, Le Nouvel Observateur, 1972


 Ces cartes postales extraites, sans nul doute, d’un volumineux herbier de la mĂ©moire portent les noms et reprĂ©sentent les visages de quelques-uns des esprits qui ont le plus marquĂ© notre temps : de Jean-Richard Bloch Ă  Picasso, de Brecht Ă  Mauriac, de Chaplin Ă  Fernand LĂ©ger et Pasternak. Et comme Pozner est trop discret pour ne parler que de lui, Ă  travers les autres, il en rĂ©sulte une galerie de portraits – les uns esquissĂ©s, les autres brossĂ©s en pleine pĂąte – et un survol de l’histoire qui s’imposent avec plus de force que ne le feraient d’Ă©pais panĂ©gyriques ou panoramas.

Paul Morelle, Le Monde, 1972

Mal de lune, 1974

Mal de lune - Julliard, 1974

Julliard, 1974

Un roman d’anticipation ?
Un roman d’amour ?
Un roman d’aventures ?
Tout cela, et plus encore : la transcription d’une bande magnĂ©tique retrouvĂ©e sur la Lune.

Les premiers mots

Je dois m’exprimer avec exactitude et prĂ©cision. C’est d’autant plus difficile que, faute de pouvoir dĂ©gager l’inconnue, je ne sais distinguer les dĂ©tails qui comptent de ceux qui ne mĂ©ritent aucune attention. Il peut donc arriver que je fasse mention d’incidents sans consĂ©quence en omettant de noter certains faits dont tout risque de dĂ©pendre. Dans la mesure oĂč je ne suis pas Ă  mĂȘme d’interprĂ©ter le passĂ©, il m’est impossible de prĂ©sager le dĂ©nouement qui peut survenir pendant que je prononce n’importe lequel de ces mots. Je pourrai m’en dĂ©fendre ou du moins rĂ©duire les risques en rĂ©sumant mon histoire en une seule phrase qui par contre n’apprendrait rien aux autres ni Ă  moi-mĂȘme. Au risque d’ĂȘtre interrompu une fois pour toutes, je dois m’appliquer Ă  Ă©numĂ©rer dans l’ordre chronologique la totalitĂ© des circonstances que j’ai retenues, sans me permettre de supprimer celles dont j’ai l’impression qu’elles sont inutiles, comme par exemple le dĂ©placement de mon fauteuil, roulant le long du pupitre, ou le bref air arythmique qui rĂ©sonne Ă  intervalles rĂ©guliers pour m’éviter, autant que la dragĂ©e que je prends au dĂ©but du travail, de succomber Ă  la solitude ou Ă  la monotonie, les deux peut-ĂȘtre, et de subir un accĂšs d’inattention.

A propos de


Il bondit franchement au-dessus des siĂšcles et, Ă  travers la description d’une vie lunaire imaginaire, se livre Ă  une satire de ce que sera notre vie demain, si elle ne l’est dĂ©jĂ .

Paul Morelle, Le Monde, 1974.

Mal de lune a les qualités de Swift.

AndrĂ© Wurmser, L’HumanitĂ©, 1974

Dans ce roman de science-fiction, un habitant de la Lune se retrouve sur notre planĂšte que ses ancĂȘtres avaient dĂ» abandonner aprĂšs la grande catastrophe. DĂ©couverte du chuchotement de l’eau vive, du murmure du feuillage, de l’écho de la voix… Vladimir Pozner avait dĂ©diĂ© son livre « à Nicolas, Christophe, Juliette, SĂ©bastien, Nathalie, Daniel, pour qu’ils prennent garde ».

Alain Lance, Europe

Il semble bien que la Lune, oĂč se sont rĂ©fugiĂ©s les humains aprĂšs la « Grande Catastrophe », figure la sociĂ©tĂ© future conçue par les technocrates, avec ses techniciens, privilĂ©giĂ©s ou parias, sa police sanitaire, ses Ă©crans-espions, son matraquage audio-visuel et son ennui. ExilĂ© sur Terre, le hĂ©ros y dĂ©couvre le miracle de la lumiĂšre, de l’herbe, de l’eau, des oiseaux, de Tune, la derniĂšre Terrienne, gĂ©ante aux flancs gĂ©nĂ©reux.
Une assez rare combinaison de réalisme et de fantastique.

France-Soir, 1974

Il n’y a pas un livre de Pozner qui n’aille, avec un talent d’une originalitĂ© jamais mise en dĂ©faut, Ă  l’essentiel. Mal de lune n’Ă©chappe pas Ă  la rĂšgle. L’Ă©crivain qui sut, hier, nous rendre aussi passionnantes que s’il les avait inventĂ©es les histoires vraies de personnages rĂ©els, nous propose ici une fiction totale, un roman d’anticipation, l’aventure extraordinaire d’un Lunaire, avec un art du suspense qui dure jusqu’Ă  la derniĂšre page, nous rivant Ă  ce livre.

Jean Spangaro, L’Ă©cole et la nation, 1974

OdyssĂ©e planĂ©taire oĂč nous redĂ©couvrons nos hantises les plus quotidiennes ? Peut-ĂȘtre. Les protagonistes de Mal de lune nous entraĂźnent dans ces lieux oĂč la mĂ©moire se laisse aller Ă  ne plus distinguer les Lunaires des Terriens, le jour et la nuit, la folie de la raison et ces sommeils qui engendraient autrefois des monstres


Armand Rapoport, France nouvelle, 1974

 

Descente aux enfers, 1980

RĂ©cits de dĂ©portĂ©s et de S.S. d’Auschwitz

Descente aux enfers - Julliard, 1980

Julliard, 1980

Si l’on veut s’approcher au plus prĂšs de ce que fut Auschwitz, le plus grand des camps de concentration nazis, il faut puiser dans les tĂ©moignages des dĂ©portĂ©s eux-mĂȘmes.
C’est ce qu’a fait Vladimir Pozner.
Il a su provoquer, Ă©couter ou lire, puis ordonner ces rĂ©cits qui disent l’horreur quotidienne : un Ă©pouillage, un lever de soleil, une pendaison, un sourire, un cas de folie. À ces rĂ©cits, il a mĂȘlĂ© ceux des bourreaux et de leur famille bien tranquille qui s’inquiĂštent de leur ravitaillement et de la plantation des fleurs.
Ces voix multiples se rĂ©pondent, se croisent, se suivent et, ensemble, font entendre le chant de la dĂ©tresse, du courage et de l’espoir. Elles nous rĂ©vĂšlent ce que fut cette descente aux enfers du XXe siĂšcle.
Terrible Ă  lire ? Sans doute.
Insoutenable ? Peut-ĂȘtre.
NĂ©cessaire ? À coup sĂ»r.

Les premiers mots

À travers moi l’on va dans la citĂ© dolente,
À travers moi l’on va dans l’éternelle douleur,
À travers moi l’on va parmi la gent perdue.
Tel Ă©tait le dĂ©but d’une inscription au-dessus d’une porte que Dante avait lue et recopiĂ©e jusqu’à la derniĂšre ligne :
Laissez tout espoir, ĂŽ vous qui entrez.
Il ne lui restait qu’à pĂ©nĂ©trer dans le monde secret.
Des plaintes, des soupirs, des gémissements
RĂ©sonnaient dans l’air sans Ă©toiles
Si fort que dùs l’abord je me mis à pleurer.
On entendait
Langues de toute race, horribles blasphĂšmes,
Paroles de souffrance, accents de colĂšre,
et Dante demanda à son guide : Qui sont ces gens qui semblent accablés de douleur ?
et ensuite : Quel tourment les fait se lamenter si fort ?

A propos de


En 1946, l’Amicale des dĂ©portĂ©s d’Auschwitz et des camps de Haute-SilĂ©sie avait Ă©ditĂ© des TĂ©moignages sur Auschwitz.
L’hiver 1978-79 nous a montrĂ© l’impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© de prĂ©senter les hommes – victimes et bourreaux – tels qu’ils ont Ă©tĂ© rĂ©ellement impliquĂ©s dans l’holocauste.
Nous avons eu la chance extraordinaire de rencontrer l’extrĂȘme sensibilitĂ© de Vladimir Pozner. Il s’est entretenu avec certains d’entre nous, il a fait un choix dans les textes que nous lui avons confiĂ©s et, familier de l’expression cinĂ©matographique, il a su rĂ©aliser ce montage bouleversant.

Amicale des dĂ©portĂ©s d’Auschwitz et des camps de Haute-SilĂ©sie, 1980

Pozner a compulsĂ© l’Ă©norme quantitĂ© de rĂ©cits recueillis dĂšs 1946 auprĂšs des rescapĂ©s et des rares bourreaux apprĂ©hendĂ©s d’Auschwitz. Il ne joue pas des douleurs et des dĂ©sespoirs des victimes, ne les met pas en scĂšne : ce serait odieux ; il ne retient que des faits : une telle, un tel, tel jour, a vu ceci, a subi cela. Le rĂ©sultat en est, de tĂ©moin Ă  tĂ©moin, une escalade dans l’insoutenable.

Jean Clémentin, Le Canard enchaßné, 1980

Un livre de plus sur les camps ? On rĂ©pondra d’abord qu’il n’y en aura jamais assez, contre l’oubli inĂ©vitable, l’oubli organisĂ©. Mais le tĂ©moignage polyphonique dont Vladimir Pozner, maĂźtre incontestĂ© du « montage » (Les Etats-DĂ©sunis, TolstoĂŻ est mort), a tissĂ© les fragments avec l’ouĂŻe fine du cƓur et l’art invisible de l’Ă©crivain n’est pas tout Ă  fait un livre aprĂšs d’autres. C’est le panorama de l’indescriptible Ă©voquĂ© Ă  petites touches atroces ou dĂ©chirantes. Pozner nous donne Ă  vivre ce que Rousset nomma Les jours de notre mort.

Claude Roy, Le Nouvel Observateur, 1980

Plus d’une fois, horrifiĂ© par l’horreur sans nom, Ă©touffĂ© par la colĂšre inassouvie, par le dĂ©sespoir et par l’impuissance, nous avons failli refermer ce livre. Et c’est pourtant un beau livre. On a un peu honte d’appliquer les critĂšres esthĂ©tiques en usage dans la rĂ©publique des lettres Ă  un livre qui est avant tout un acte et un implacable rĂ©quisitoire. Descente aux enfers n’est pas l’Ɠuvre d’un candidat au prix « Machin ». Vladimir Pozner a compris que s’agissant d’une chose aussi monstrueuse et Ă  la lettre aussi incroyable, l’objectivitĂ© et la sobriĂ©tĂ© seraient plus convaincantes et plus impressionnantes que les Ă©clats d’une Ă©loquence vengeresse.

Vladimir Jankélévitch, Le Monde, 1980

 

Les brumes de San Francisco, 1985 / EN LIBRAIRIE

Les brumes de San Francisco - Actes Sud, 1985 en librairie

Actes Sud, 1985 / EN LIBRAIRIE

Les brumes de San Francisco - Actes Sud / Babel, 2006 en librairie

Actes Sud / Babel, 2006 / EN LIBRAIRIE

Le narrateur est-il un Cherokee, comme le lui a affirmĂ© une Indienne inconnue croisĂ©e dans la rue Ă  Paris ? Il embarque pour l’AmĂ©rique et, en quĂȘte de ses origines – rĂ©elles ou imaginaires –, traverse un continent marquĂ© par la Grande DĂ©pression, alors qu’en Europe, les accords de Munich se trament et que la guerre se profile. Cependant, il Ă©crit un roman. Son Ă©vanescente hĂ©roĂŻne, descendue d’un tableau de Vermeer, le hante au point de prendre le visage de ses premiĂšres amours, et le mĂšne jusqu’à la Californie. Au bout du voyage, les brumes de San Francisco.

En exergue

Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige
ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait
ce que j’Ă©cris pour la vĂ©ritĂ© serait peut-ĂȘtre moins dans l’erreur que celui
qui le prendrait pour une fable.

Diderot, Jacques le Fataliste

Les premiers mots

J’ai appris Ă  lire Ă  six ans comme tout un chacun. Ce n’était pas facile. La famille avait quittĂ© Paris pour Leningrad, qui s’appelait encore PĂ©tersbourg, et j’avais apportĂ© dans ma tĂȘte vingt-six lettres latines qui m’étaient familiĂšres. La plupart avaient disparu dans la ville nouvelle. Je n’en retrouvai qu’une demi-douzaine qui rendaient un son dissemblable, le plus grand nombre avait cĂ©dĂ© la place Ă  des caractĂšres mystĂ©rieux. J’avais beau, pendant la promenade quotidienne au jardin de Tauride, Ă©tudier les enseignes, elles Ă©taient indĂ©chiffrables. Je rĂ©ussissais Ă  reconnaĂźtre un A ou un M, mais un P français se prononçait R en russe, donc Paris Raris, et je trĂ©buchais, comme au jardin, sur la piĂšce d’eau gelĂ©e oĂč je m’efforçais de ratiner pour patiner. Cet hiver-lĂ , j’ai appris le patinage et l’alphabet cyrillique.

A propos de


Incroyable MODERNITÉ des Brumes de San Francisco. Les Nouveaux Romanciers peuvent aller se rhabiller.

Chris Marker, 2006

Volodia Pozner n’a jamais cessĂ© de surprendre ses lecteurs. Chaque nouveau livre Ă©tait diffĂ©rent, par sa facture, son imagination, son Ă©criture, son sujet. D’autres l’ont dĂ©jĂ  dit, mais je le rĂ©pĂšte juste Ă  propos des Brumes de San Francisco. Un auteur renommĂ©, Ă  l’ñge de quatre-vingts ans, s’aventure, avec un succĂšs Ă©tonnant, sur le chemin d’une modernitĂ© que son Ɠuvre ne semblait pas annoncer. Je pense au retour Ă  la modernitĂ© du vieil Aragon, son grand ami. Quel courage, quel exemple.

Antonin J. Liehm, 2006

Sur le bureau de Vladimir Pozner, il y a la petite main de Touche pas Ă  mon pote. Sur les rayonnages de sa bibliothĂšque, ses livres et leurs traductions, ce qui prend dĂ©jĂ  pas mal de place, et une Ă©dition du Grand Larousse de la langue française. Dans le fauteuil, en contre-jour de la fenĂȘtre qui donne sur cette petite rue du sixiĂšme arrondissement de Paris, il y a un homme qui, en d’autres lieux, pourrait fort bien passer pour un vieux chef indien.
Cela amuse beaucoup Pozner, cette ressemblance avec les Indiens d’AmĂ©rique. Il raconte comment, sortant un jour d’une boutique du boulevard Raspail, il est abordĂ© par une femme qui lui dit : « You are an American Indian. » Pozner sourit, dit qu’il en serait flattĂ©, mais que ce n’est pas le cas. La femme n’en dĂ©mord pas : « Vous ĂȘtes un Indien amĂ©ricain, je le sais, allez, vous pouvez me le dire, personne n’Ă©coute. » Puis en confidence : « Dites-le moi, moi aussi je suis indienne. » De cette rencontre sont nĂ©es Les Brumes de San Francisco.

Jean-Michel Ollé, Différences, 1985

Le fond des ormes, 1986 / EN LIBRAIRIE

Le fond des ormes - Actes Sud, 1986 en librairie

Actes Sud, 1986 / EN LIBRAIRIE

Pour faire parler avec tant de justesse un enfant de cinq ans, peut-ĂȘtre fallait-il les quatre-vingts ans de Vladimir Pozner. Voici en tout cas Didier qui s’Ă©veille au monde Ă  l’Ă©poque de Seveso et, prenant en amitiĂ© un homme qui pourrait ĂȘtre son grand-pĂšre, Ă©crivain de son Ă©tat, dĂ©couvre avec lui, en se baladant au « Fond des Ormes », la vie, la mort et la fragilitĂ© des choses. C’est l’Ă©crivain qui rapporte l’histoire de cette Ă©phĂ©mĂšre connivence et il le fait avec, en mĂȘme temps, l’art subtil du scĂ©nariste et la clairvoyante prudence de l’amateur de secrets.

Hubert Nyssen et Bertrand Py (Actes Sud)

Les premiers mots

Un oiseau, noir de la queue au bec, survola l’enfant qui leva la tĂȘte, le suivit du regard et l’écouta siffler.
Nos maisons Ă©taient placĂ©es dos Ă  dos. Je le surveillais de l’autre cĂŽtĂ© de la haie : je le connaissais encore peu mais il m’attirait. Je devinais qu’il ignorait le nom du merle pour la simple raison qu’il ne savait pas encore parler, je le soupçonnais de reconnaĂźtre le chant : Ă  voir son expression, il devait avoir l’oreille juste.
J’étais installĂ© prĂšs de la fenĂȘtre ouverte, m’efforçant d’exercer mon mĂ©tier, devant le bureau, Ă  hauteur de la machine Ă  Ă©crire, et c’est ce qui l’intriguait.

A propos de


Tout cela remue chez le lecteur une masse d’impressions passĂ©es, de souvenirs oubliĂ©s, inconscients, que le rĂ©cit fait obscurĂ©ment remonter vers la surface sans jamais la franchir, ni mĂȘme l’atteindre. Je sors tout remuĂ© de cette lecture.

Vercors, 1986

Un roman bouleversant qui ne hausse jamais le ton, Le fond des ormes tresse subtilement l’histoire d’une vie – celle d’un garçon qui perd prĂ©maturĂ©ment sa mĂšre – Ă  la douleur de voir la nature mutilĂ©e.

Jean-Pierre LĂ©onardini, L’HumanitĂ©, 1992

Cuisine bourgeoise, 1988 / EN LIBRAIRIE

Cuisine bourgeoise - Actes Sud, 1988 en librairie

Actes Sud, 1988 / EN LIBRAIRIE

Jeune homme de grande espĂ©rance mais de condition modeste, Vaillant a trouvĂ© un emploi de gratte-papier aux Ă©tablissements Androuet. Et s’est Ă©pris de Ginette, petite-fille de la patronne. Or on est en 1931, la crise boursiĂšre a durement frappĂ©, et dans la dynastie Androuet une lutte pour la succession est engagĂ©e. Sur l’idylle flotte un relent de cuisine bourgeoise. Vieux routier du cinĂ©ma (il a plus d’un scĂ©nario Ă  son actif), Vladimir Pozner s’est rappelĂ©, pour Ă©crire ce roman redoutable, l’importance des temps forts : Ă  la table des maĂźtres, en une soirĂ©e dĂ©cisive, on s’apprĂȘte Ă  rĂ©gler ses comptes, pendant qu’au dehors une foule gouailleuse bat le pavĂ©.

Hubert Nyssen et Bertrand Py (Actes Sud)

En exergue

C’est, dit Panurge, bien chiĂ© pour l’argent !
Rabelais, Pantagruel, IV, 8

Le cƓur et la caisse sont toujours en rapports exacts et dĂ©finis.
Balzac, BĂ©atrix

Les premiers mots

On Ă©tait en 1931. L’économie amĂ©ricaine s’était Ă©croulĂ©e, et l’Europe avait suivi son exemple, la France autant que les autres.
N’empĂȘche que, toutes les fins de mois, Roger, le garçon de courses, allait porter Ă  Mme Androuet dix mille francs pour ses dĂ©penses. Au prĂ©alable, il passait Ă  la banque Isnard et s’y faisait remettre des billets neufs qu’il entourait d’un Ă©lastique : une fois dĂ©jĂ , Mme Androuet en avait renvoyĂ© un marquĂ© d’un trou d’aiguille.

A propos de


Je me rĂ©jouis de goĂ»ter ta cuisine bourgeoise, je m’en lĂšche les babines.

Henri Cartier-Bresson, lettre Ă  Vladimir Pozner, 1988

Une fois de plus, tu as Ă©crit un grand livre. Et sur une Ă©poque qui m’est particuliĂšrement prĂ©cieuse.

Bernard Clavel, lettre Ă  Vladimir Pozner, 1988

Dans Cuisine bourgeoise, Pozner se livre Ă  d’Ă©poustouflantes variations balzaciennes sur les annĂ©es trente. Son art d’Ă©crire est tout entier tendu vers la simplicitĂ©. À son propos, Claude PrĂ©vost rappelle le mot de GƓthe : « Le sens le plus haut dans l’espace le plus mince. »
C’est cela qui, d’ores et dĂ©jĂ , le constitue en vĂ©ritable classique.

Jean-Pierre LĂ©onardini, L’HumanitĂ©, 1992

Souvenirs sur Aragon et Elsa, 2001 (posth.) / EN LIBRAIRIE

Souvenirs sur Aragon et Elsa (posth.) - Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 2001 en librairie

Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 2001 / EN LIBRAIRIE

En 1972, mon pĂšre a Ă©crit Vladimir Pozner se souvient. Il y relatait des rencontres, des amitiĂ©s, des parcours communs, des bouts de vie avec Brecht, Eisler, Pasternak, Picasso, Oppenheimer, Chaplin et bien d’autres, non pas tant parce qu’il s’agissait de gens cĂ©lĂšbres mais plutĂŽt parce que les rencontres de sa vie s’Ă©taient ainsi faites, visions parallĂšles du monde, chemins de l’Ă©migration parcourus de concert, bouillonnement des marmites mentales.
Tout un chapitre Ă©tait consacrĂ© Ă  Elsa Triolet et Louis Aragon. Plus tard, en 1989, quand le livre a Ă©tĂ© rĂ©Ă©ditĂ©, Volodia – c’est mon pĂšre – a augmentĂ© le volume mais supprimĂ© le passage en question. Ou plutĂŽt, il l’a mis de cĂŽtĂ©, avec une idĂ©e simple en tĂȘte. Depuis toujours, comme on dit, Elsa et Aragon faisaient partie de son paysage. Elle, c’Ă©tait la Russie, oĂč il avait Ă©tĂ© enfant et adolescent, lui, c’Ă©tait la poĂ©sie, le tout premier mĂ©tier de Volodia, et une certaine fraternitĂ© des idĂ©es politiques. Tout cela remontait aux annĂ©es vingt et mon pĂšre avait gardĂ© des notes, bribes de discussions, traces d’Ă©vĂ©nements, observations, remarques, aide-mĂ©moire Ă  main levĂ©e. Pourquoi ne pas les utiliser, reprendre le texte publiĂ© dans Se souvient, y ajouter tout ce qui n’y avait pas trouvĂ© place, en faire un petit livre ? Il y avait tant Ă  raconter, du dit et du non-dit, et du sous-entendu Ă  porter au grand air.

André Pozner, préface, mars 2001

Les premiers mots

Le mardi 16 juin 1970, rentrant de l’école, mon petit-fils Ă©coutait la radio, comme d’habitude. Il a alertĂ© sa mĂšre, elle a dĂ©crochĂ© le tĂ©lĂ©phone.
– Tu sais ?
Je n’ai rien compris.
– Elsa.
J’entendais au fond la voix du speaker :
– Nous venons d’apprendre la mort.
Et la voix du garçon :
– À dix-sept heures trente.
– À dix-sept heures trente, rĂ©pĂ©ta Catherine.
Je m’informai stupidement :
– OĂč sont-ils.
Ma fille comprit, dit :
– Il est avec elle.
– À Saint-Arnoult, dit SĂ©bastien.

A propos de


L’auteur, disparu en 1992, montre beaucoup de dĂ©licatesse pour faire le portrait
d’Aragon et d’Elsa. Ses souvenirs sont aujourd’hui Ă©ditĂ©s par AndrĂ©, son fils, et Daniel, son petit-fils, qui ont retrouvĂ© ce carnet vert dont la couverture est ornĂ©e d’une colombe. Pozner, alias « Volodia », y notait entre 1946 et 1977 tous les dĂ©tails de son amitiĂ©, de sa complicitĂ© avec le couple, au-delĂ  des hautes turbulences. Il parle de la jeunesse d’Elsa si rieuse, rĂ©vĂšle un Aragon vieillissant et Ă©voque ses propres conflits avec le Parti communiste. Un bel ouvrage de famille.

Ruth Valentini, Le Nouvel Observateur, 2001

AprĂšs une longue absence, je ne m’attendais plus Ă  ce bonheur chaque fois Ă©prouvĂ© quand un livre de Vladimir Pozner arrivait sur ma table, avec le V. signant la dĂ©dicace, d’autant plus brĂšve, disait-il, qu’il Ă©prouvait de l’amitiĂ© pour le destinataire. Pour moi il n’y avait que deux ou trois mots avant le V. Et puis voici ce petit livre : Souvenirs sur Aragon et Elsa. Courez l’acheter, pour 50 francs. Vous ne perdrez pas votre temps. L’essentiel c’est de retrouver le style si particulier de Pozner : concision, sous-entendant plus qu’exprimant, style dĂ©pouillĂ©, inimitable, parfait. Lisez ! Pozner c’est toujours une provocation Ă  l’espoir et Ă  la tendresse. C’est aussi le mot juste, ouvrant dans le cƓur du lecteur des routes nouvelles. J’Ă©cris ceci pour rĂ©veiller les Ă©diteurs. Pozner doit revenir. Pozner revient.

Madeleine Riffaud, Faites entrer l’infini, 2001

Un pays de barbelés (Dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939), 2020 (posth.) / EN LIBRAIRIE

Editions Claire Paulhan, 2020/ EN LIBRAIRIE
http://www.clairepaulhan.com/auteurs/vladimir_pozner.html

Le 23 mars 1939, l’Ă©crivain, journaliste et militant antifasciste Vladimir Pozner arrive Ă  Perpignan. MissionnĂ© par le ComitĂ© d’accueil aux intellectuels espagnols, il s’apprĂȘte Ă  sillonner la rĂ©gion durant deux mois, afin de sortir des camps, Ă©rigĂ©s Ă  la hĂąte par l’administration française, les intellectuels qui y sont internĂ©s : « J’avais louĂ© Ă  Perpignan une Ă©choppe d’artisan abandonnĂ©e qui me servait de bureau lorsque je ne courais pas le pays. InstallĂ© sur un tabouret devant une machine Ă  Ă©crire posĂ©e Ă  l’extrĂ©mitĂ© d’un Ă©tabli, je rĂ©digeais de longs rapports, heureux lorsque je rĂ©ussissais Ă  retrouver derriĂšre les barbelĂ©s un Espagnol dont Paris m’avait envoyĂ© le nom, plus encore lorsque je parvenais Ă  le faire libĂ©rer. »

Notes prises sur le terrain, lettres, tĂ©moignages, coupures de presse, cartes postales et photographies, tous documents d’Ă©poque conservĂ©s par l’Ă©crivain, ainsi que les reportages choc qu’il a publiĂ©s alors pour alerter l’opinion, constituent la matiĂšre premiĂšre de ce livre inĂ©dit, en forme de puzzle documentaire. En 1965, Pozner allait publier un roman sur le mĂȘme thĂšme : Espagne premier amour.

Pour commander Un pays de barbelés : http://www.clairepaulhan.com/auteurs/vladimir_pozner.html