En 1972, mon père a Ă©crit Vladimir Pozner se souvient. Il y relatait des rencontres, des amitiĂ©s, des parcours communs, des bouts de vie avec Brecht, Eisler, Pasternak, Picasso, Oppenheimer, Chaplin et bien d’autres, non pas tant parce qu’il s’agissait de gens cĂ©lèbres mais plutĂ´t parce que les rencontres de sa vie s’Ă©taient ainsi faites, visions parallèles du monde, chemins de l’Ă©migration parcourus de concert, bouillonnement des marmites mentales.
Tout un chapitre Ă©tait consacrĂ© Ă Elsa Triolet et Louis Aragon. Plus tard, en 1989, quand le livre a Ă©tĂ© rĂ©Ă©ditĂ©, Volodia – c’est mon père – a augmentĂ© le volume mais supprimĂ© le passage en question. Ou plutĂ´t, il l’a mis de cĂ´tĂ©, avec une idĂ©e simple en tĂŞte. Depuis toujours, comme on dit, Elsa et Argon faisaient partie de son paysage. Elle, c’Ă©tait la Russie, oĂą il avait Ă©tĂ© enfant et adolescent, lui, c’Ă©tait la poĂ©sie, le tout premier mĂ©tier de mon père, et une certaine fraternitĂ© des idĂ©es politiques. Tout cela remontait aux annĂ©es vingt et mon père avait gardĂ© des notes, bribes de discussions, traces d’Ă©vĂ©nements, observations, remarques, aide-mĂ©moire Ă main levĂ©e. Pourquoi ne pas les utiliser, reprendre le texte publiĂ© dans Se souvient, y ajouter tout ce qui n’y avait pas trouvĂ© place, en faire un petit livre ? Il y avait tant Ă raconter, du dit et du non-dit, et du sous-entendu Ă porter au grand air.
C’est vers 1990 qu’il s’y est mis. Il n’avait pas de roman en cours, Cuisine bourgeoise Ă©tait sorti deux ans plus tĂ´t, mais il ne savait passer de jour sans s’installer devant sa machine Ă Ă©crire, lui qui avait passĂ© une bonne, une excellente part de sa vie Ă le faire. Je lui avais suggĂ©rĂ©, puisqu’il les avait si bien connus tous deux et les avait mis en contact lors du Congrès des Écrivains de Moscou en 1934, d’Ă©crire sur Gorki et Aragon, et les rapports des Ă©crivains avec la politique. Je pensais qu’il en savait bien plus qu’il n’en avait Ă©crit dans ses Souvenirs sur Gorki, notamment sur la mort du grand Ă©crivain russe, mentor de son enfance, comme sur le fameux mentir – vrai ou faux – d’Aragon. Claude Roy, lui aussi, s’Ă©tait mis de la partie, impatient que son vieil ami se livre. Volodia y a rĂ©flĂ©chi pendant des semaines avant de me dire que ce n’Ă©tait pas possible, qu’il n’Ă©tait pas certain d’avoir en main assez de matière, qu’il ne voyait pas.
Voir ? Il est vrai que ça ne devait pas ĂŞtre facile pour lui. Par profession et par nature pourtant, il avait l’habitude de regarder les faits droit dans les yeux, intĂ©ressĂ© par la configuration des ĂŞtres et des choses, et plutĂ´t dĂ©daigneux des jugements. Les faits, oui. Mais les fĂ©es, aussi rĂ©elles soient-elles ? La fĂ©e RĂ©volution ? Il l’avait vue passer sous sa fenĂŞtre un jour d’octobre 1917 Ă Petrograd, alors qu’il Ă©tait âgĂ© de douze ans, et elle l’avait guidĂ© Ă travers la vie. Lorsqu’elle s’est montrĂ©e moins belle que dans sa mĂ©moire, moins sĂ©duisante que dans son dĂ©sir, il a gardĂ© l’espoir. Un espoir fait d’un passĂ© souriant et d’un besoin farouche d’honnĂŞtetĂ©.
Ainsi, je me souviens, j’ai appris, je sais : avant-guerre, mon père avait Ă©tĂ© exclu du parti communiste, sans qu’on lui dise jamais pourquoi. Il n’aimait pas en parler. Plus tard, Ida, ma mère, faisait parfois allusion Ă l’Ă©poque oĂą « il avait des problèmes avec le Parti ». Elle avait demandĂ© une entrevue Ă un haut dignitaire de l’organisation. Toute jeunette, dans les annĂ©es vingt, elle avait adhĂ©rĂ© Ă un Parti qui se donnait pour « une maison de verre », en Allemagne, avant de fuir les nazis pour se rĂ©fugier Ă Paris (juive et communiste, ça faisait beaucoup). A prĂ©sent, elle Ă©tait enceinte de ma sĹ“ur et voulait comprendre de quoi il retournait : « Ce gars que vous excluez, je vis avec lui, j’attends un enfant de lui, si c’est un salaud, je veux le savoir. » L’homme a refusĂ© de rĂ©pondre et l’a mise Ă la porte en la poussant brutalement vers l’escalier, paraĂ®t-il. Je le crois sans peine : ma mère ne brodait jamais. Et sa façon coutumière d’aller droit au but ne pouvait que mettre mal Ă l’aise un personnage rompu aux labyrinthes du pouvoir et aux manipulations de l’ombre.
Moi, je n’Ă©tais pas nĂ©, et c’est rĂ©cemment, en parcourant les papiers de mon père, que j’ai su Ă quel point cette affaire l’avait troublĂ©. Pendant une dizaine d’annĂ©es, il a tout fait pour Ă©claircir cette situation et rĂ©intĂ©grer le parti de sa jeunesse. C’est seulement après la LibĂ©ration qu’il y a rĂ©ussi. Louis Aragon Ă©tait au courant. L’a-t-il aidĂ© ? Peut-ĂŞtre. Je dis peut-ĂŞtre car, Ă travers les rĂ©cits de mon père, pourtant flatteurs, j’ai toujours perçu son ami comme un homme de bonnes excuses plutĂ´t que de courage. Pendant l’Occupation, mes parents avaient pu se rĂ©fugier aux Etats-Unis. Après la guerre et une longue absence, mon père est revenu en France pour prĂ©parer le retour de la famille. Il Ă©tait aurĂ©olĂ© de gloire, auteur de romans qui avaient fait grand bruit outre-Atlantique et scĂ©nariste Ă Hollywood. Quittant avec soulagement l’usine à « rĂŞve amĂ©ricain », il n’avait qu’une hâte ou deux : s’installer de nouveau Ă Paris, Ă©crire. Et Ă©claircir son « histoire » avec le Parti. Au bout de quelques semaines, il nous Ă©crivait, s’adressant Ă ma mère :
18.V.1946
On m’a raconté aujourd’hui une très belle histoire. Un homme qui, il y a une dizaine d’années, a perdu sa place sans jamais perdre l’espoir de la retrouver un jour, est convoqué par ses anciens patrons. Il arrive, très ému. Ils sont deux à l’accueillir et à lui serrer la main. L’un lui dit :
— Nous vous avons appelé avant de vous écrire officiellement pour vous dire de vive voix que vous êtes réintégré.
Le visiteur ne sait pas s’il a bien entendu : il est trop ému. Alors, la femme, qui est là , dit :
— Oui, oui, ça y est, vous êtes réintégré.
— Votre attitude pendant ces annĂ©es, dit l’homme, ce que vous avez fait et Ă©crit…
Et subitement la scène change : ce n’est plus un homme convoqué pour apprendre une décision le concernant, mais plutôt trois copains qui bavardent. On parle d’amis communs, de sa femme, qui aura, elle aussi, sa place dès son retour, de ses enfants, de son travail. On parle ainsi pendant trois-quarts d’heure. On dit au visiteur combien il peut être utile, et que ses confrères qu’on avait questionnés, l’ont chaleureusement recommandé. Il se lève pour partir, et on lui pompe longuement le bras et on lui dit :
— Et maintenant, il faut écrire, et il faut faire un grand film.
Bonsoir, mes chéris.
Et le lendemain :
19.V.1946
Passé, hier après-midi, à la réunion hebdomadaire du Comité des Écrivains, tombé sur Aragon, lui ai dit de venir boire avec moi. Lorsqu’on avait les verres en main, j’ai dit :
— Sais-tu à quoi tu bois ?
Il a dit :
— Maintenant, je sais. C’est toi qui paies la tournée.
Ce qu’on appelle Ă©crire Ă mots couverts. Ce n’Ă©tait pas seulement crainte de la censure, mais tout autant sans doute refus de la tristesse et d’aborder au jour cru la face cachĂ©e de la maison de verre.
Gorki, donc, Ă©tait retournĂ© sur son Ă©tagère de la bibliothèque pour reposer en paix. Mais comme dans Pince-mi et pince-moi sont dans un bateau, il restait Aragon. Le chapitre paru dans Vladimir Pozner se souvient parlait plutĂ´t d’Elsa, Ă©voquait avant tout les annĂ©es de jeunesse, d’invention littĂ©raire, de douce mĂ©moire. Ce que mon père avait en tĂŞte Ă©tait d’un tout autre ordre : le petit carnet vert. Un carnet de notes reliĂ©, dont la couverture Ă©tait ornĂ©e d’une colombe de la paix et de caractères chinois et que nous avons vu pendant des annĂ©es sur son bureau, ou sur le meuble tournant juste Ă cĂ´tĂ©, ou près du tĂ©lĂ©phone, sur le buffet du salon. Volodia y notait scrupuleusement, de son Ă©criture si nette, les rencontres et conversations qu’il jugeait dignes d’ĂŞtre gardĂ©es en mĂ©moire.
Il s’est plongĂ© dans ses notes, d’anciennes correspondances, des coupures de presse. Il travaillait d’arrache-pied, et l’âge ne pouvait rien contre cette force de travail qu’il avait, alors mĂŞme qu’il s’acheminait doucement vers sa quatre-vingt-dizième annĂ©e. Il se dĂ©battait avec sa machine Ă Ă©crire, copiait des passages, les recopiait, tentait avec des ciseaux et de la colle de les ordonner de diffĂ©rentes manières, bref, le b a ba de son mĂ©tier d’Ă©crivain. Mais rien n’allait comme il voulait, malgrĂ© son obstination bien connue. Il en parlait Ă peine, s’Ă©tant depuis toujours donnĂ© pour règle de ne rien dire avant d’avoir terminĂ©. Je demandais : « Ça va ? » Il faisait la moue :  » Ça ira quand tu auras lu. » Je pensais qu’il Ă©tait vieux et que ça lui faisait du bien de poursuivre la tâche, mĂŞme s’il n’arrivait pas Ă sortir un livre de son chapeau. Je n’avais pas conscience de l’ampleur des problèmes qui devaient se poser Ă lui. Puis en fĂ©vrier 1992, il est mort.
Aujourd’hui, alors que la SociĂ©tĂ© des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet veut publier en volume le chapitre de mĂ©moires que mon père leur avait consacrĂ©, nous avons bien sĂ»r parlĂ© d’inĂ©dits. François Eychart savait que, vers la fin de sa vie, mon père prĂ©parait un texte sur Aragon. Ce texte qu’il n’a jamais fini de tirer au clair. Je l’ai retrouvĂ©, lu, des fragments, des tentatives biffĂ©es, mais rien qui se tienne. Alors avec Daniel, mon fils, nous avons repensĂ© au petit carnet vert Ă la colombe. Et nous avons dĂ©cidĂ© de plonger dans les archives de Volodia. Vaste tâche : elles font le tour du vingtième siècle, de sa littĂ©rature, du mouvement social et artistique, en quatre langues – français, russe, anglais, allemand – et sur plusieurs continents. Nous n’avons fait ici que les effleurer. D’autres documents sur Aragon et sur la pĂ©riode dĂ©crite s’y trouvent sans aucun doute. Et divers fonds d’archives s’ouvriront. Ils viendront un jour donner plus de lumière sur les faits abordĂ©s. Les chercheurs pourront faire leur Ĺ“uvre. Ici, nous nous bornons Ă publier un texte. Le carnet vert, nous l’avons retrouvĂ©, Daniel a rĂ©ussi Ă le dĂ©gotter dans un carton. Nous en donnons dans ce volume de larges extraits, ne conservant du travail final de mon père que les passages aboutis.
Les notes sur Aragon valent la peine : la peine de les lire et la peine que Volodia s’est donnĂ©e en vain. Je comprends Ă prĂ©sent pourquoi il avait tant de mal. Contrairement au chapitre de Vladimir Pozner se souvient, qui couvre avant tout la jeunesse et les jours heureux, les notes parlent de vieillir, un sujet pour Aragon obsĂ©dant, affolant, et de la mort – mon père en approchait. Elles Ă©voquent au jour le jour des Ă©vĂ©nements tragiques, « l’histoire » de mon père avec le parti communiste, celle de Nizan, celle de Koltsov qui, lui, y a perdu la vie. Elles illustrent des horizons bouchĂ©s. Elles tracent d’Aragon, tout compte fait, un portrait qui m’a surpris, moi qui, du vivant de mon père, m’Ă©tais arrĂŞtĂ© Ă l’admiration – parfois agacĂ©e – qu’il manifestait pour son ami et ai redĂ©couvert l’acuitĂ© du regard de Volodia, telle qu’elle se manifestait chez lui dans l’Ă©criture, sa grande passion.
Préface de Souvenirs sur Aragon et Elsa
(Ĺ“uvre posthume de Vladimir Pozner)
André Pozner
Paris, mars 2001