Les six histoires qui forment le présent volume sont vraies. J’en connais la plupart des personnages, je leur ai parlé, j’ai lu leurs lettres, leurs carnets de notes, j’ai interrogé leurs proches, leurs amis. De la réalité, j’ai retranché seulement quelques noms, quelques dates, quelques chiffres, pour soustraire à de prévisibles vengeances des hommes vulnérables. Je me suis efforcé de choisir des affaires aussi diverses que possible dans l’espoir que, de leur rapprochement, un peu plus de lumière rejaillirait sur un conflit qui, lorsque ce livre paraîtra, aura duré plus que la Première Guerre mondiale et coûté, à la France et à l’Algérie, plus de soldats que la Deuxième.
Vladimir Pozner
Les premiers mots
La conquête de l’Algérie n’avait de sens que dans la mesure où elle profitait aux conquérants. On l’admettait volontiers au siècle dernier, il a fallu l’exquis raffinement de sensibilité du nôtre pour prétendre le contraire. Que ceux qui seraient tentés d’en douter veuillent bien réfléchir à ceci : soixante-quinze ans après la conquête, des colons français cultivaient la plus grande partie des plaines et des vallées dont les anciens propriétaires, Arabes et Kabyles, refoulés dans la montagne, s’occupaient à gratter le sol. Le maréchal Bugeaud l’avait prévu, qui écrivait en 1846 : « Pour établir la société européenne en Algérie, nous serons contraints de resserrer les Arabes sur le sol, ce qui nuira beaucoup à leur bien-être et changera toutes leurs habitudes agricoles. »
A propos de…
Un livre aujourd’hui annonce et devance cette rumeur que la guerre d’Algérie fera courir à travers nos mémoires. Pour humbles qu’en soient les personnages, tout le drame de l’Algérie passe à travers eux. Cela est raconté dans une langue simple, directe, efficace : un peu celle du Flaubert des Trois Contes ou du meilleur Maupassant.
Pierre Gascar, Le Monde, 1959
Pozner est ce des écrivains qui pensent que la réalité a beaucoup plus de talent que nous. Il faut ajouter que pour atteindre cette réalité-là , il faut aussi beaucoup de talent. Pozner en a.
Claude Roy, Libération, 1959
Il y a des vérités que la littérature ne trahit pas : Vladimir Pozner nous remet, avec un sens consommé de la narration émouvante, en face de quelques dures réalités.
Lucien Guisard, La Croix, 1959
Le livre refermé, on est tenté de penser : « À côté de cela, quelle littérature vaut la peine ? » Mais aussitôt on se répond, au contraire : « Quel écrivain véritable il fallait être pour réussir sans littérature ce témoignage. »
André Stil, L’Humanité, 1959
Tout y est mesurĂ©, comme Ă©tale, dans un rendu saisissant. Et c’est probablement parce qu’aucune de ces six nouvelles ne hurle et dĂ©passe la mesure que l’ouvrage de Pozner est Ă la fin aussi convaincant… Il n’embarrasse aucun honnĂŞte homme. Au contraire : il l’aide.
Hubert Juin, 1959
Alors que bien peu osaient encore prendre la parole, et que la guerre d’Algérie n’était vieille que de quatre ans, Pozner, lui, a parlé. Tout de suite, très vite, il a voulu dire non. Il est curieux d’ailleurs de voir combien peu nombreux ont été les livres sur l’Algérie. Je ne parle pas des manifestes, des dénonciations à proprement parler politiques, de La question ou des beaux livres consacrés aux deux Djamila, non, je ne parle que de romans, de récits : qui a osé faire de cette réalité brûlante le sujet de fictions brûlantes elles aussi ?
Parler, c’est donc ce qu’a osé faire Vladimir Pozner, dans le silence des autres. Voilà pourquoi Le lieu du supplice est, à sa manière, un livre scandaleux. Avec les six nouvelles qui le constituent, il a montré l’espoir impossible qu’avait été l’Algérie française. Puis la lutte inévitable qui en a marqué la fin. Six nouvelles, trois fois rien. Mais trois fois deux récits si explosifs que, trois ans après leur parution, c’était Vladimir Pozner dont la tête, à proprement parler, éclatait, lors d’une de ces belles nuits bleues comme seule l’OAS savait nous en organiser ; et que le lendemain, c’était Charonne. Qui a osé dire que les mots sont innocents et que la littérature n’est pas aussi un acte politique ?
Pierre-Jean Rémy, préface à Œuvres de Vladimir Pozner, 1977
Mais pour les Français d’aujourd’hui combien d’actualité brûlante serait Le lieu du supplice, six nouvelles sur la guerre d’Algérie publiées en 1959 par Julliard dans le silence des uns, malgré censure et saisie ? Il y avait encore quatre ans de sale guerre à tirer. Cette guerre, Pozner la termina à l’hôpital, longtemps dans le coma : fracture du rocher dont il porta la cicatrice toute sa vie. Un attentat chez lui, contre lui, de l’OAS, pour punir l’écrivain car il avait osé dire les crimes commis au nom de l’Algérie française dans une guerre qui n’avait pas de nom, et les tortures qu’il fallait faire cesser pour l’honneur de la France.
Madeleine Riffaud, Faites entrer l’infini, 2001