On était en vingt-et-un. La vie de tous et chacun était réglée à la minute près. On avait l’impression d’habiter une énorme caserne noyée dans de la paperasserie. C’est un peu pour cette raison que les Sérapions décidèrent de se réunir sans règles ni statuts. Ils n’avaient ni président, ni secrétaire. Ils ne codifiaient pas, ne manifestaient point, ne proclamaient rien, si ce n’est la primauté de l’art et son indépendance parfaite vis-à-vis de la politique. Ils ne formaient ni une association idéologique ni un groupe tactique. C’était tout simplement douze amis : huit prosateurs, — Lev Luntz, Vsévolod Ivanov, Victor Chklovski, Constantin Fédine, Véniamin Kavérine, Nikolaï Nikitine, Mikhaïl Slonimski, Mikhaïl Zochtchenko, trois poètes — Elisavéta Polonskaïa, Nikolaï Tikhonov, Vladimir Pozner et un critique : Ilya Grouzdev. Tous ces écrivains prirent le nom de Frères Sérapion non pas parce qu’ils étaient des admirateurs ou des disciples de Hoffmann. Je doute même qu’ils eussent tous lu le grand romantique allemand. On se rappelle que les héros du roman de Hoffmann proclament la liberté absolue d’opinions et de goûts, à l’exemple de leur maître Sérapion qui, loin de l’humanité intelligente, croit en la réalité de ses visions de fou. Tout comme leurs frères imaginaires, les Sérapions russes n’étaient liés que par l’amitié. Il y avait parmi eux des romantiques et des futuristes, des bolcheviks et des hommes n’appartenant à aucun parti. Leur devise était : Chacun a son tambour. Pourtant, hommes de la même génération et de la même époque, ils avaient, sans même s’en apercevoir, une communauté d’esprit comme aujourd’hui ils ont une communauté de souvenirs.
Les réunions, strictement privées (seuls Mandelstam, Akhmatova et Zamiatine ont pu y assister), se tenaient une fois par semaine à la Maison des Arts, dans la petite pièce de Slonimski, ancienne chambre de domestiques.
Une fenêtre donnant sur la cour. Des murs peints à la chaux. Dans l’air flotte une épaisse fumée de cigarette. Lorsque l’œil s’y habitue, on distingue un lit où est étendu, les pieds en l’air, un jeune homme brun en veston d’uniforme auquel il manque un bouton. C’est Slonimski. Il a fait toute la révolution sans ce bouton, le troisième en comptant du haut. Autour de lui, par terre, sur la table, sur le lit même, sont installés les autres Sérapions, Zochtchenko, bien coiffé, bien rasé, poudré et mélancolique ; Grouzdev, frais, rose et mou comme de la pâte dentifrice ; Fédine au regard d’un bleu à faire rêver les jeunes filles.
L’un des Frères lit sa nouvelle œuvre. On la discute sans ménagements. Un autre récite des vers. On cause. Il y a des invitées, deux ou trois jeunes filles, toujours les mêmes, et dont les Sérapions tombent amoureux à tour de rôle. On joue à colin-maillard dans la grande salle, on représente un film. Nikitine esquisse les pas d’un tango-fantaisie et se brûle le coude contre un poêle. Slonimski imite Max Linder (Chaplin est encore inconnu). Les demoiselles essaient — mais en vain — d’apprendre la valse à Luntz. Bénédiction suprême ! personne, sauf Chklovski, n’a encore publié ne fût-ce qu’une ligne.
Ainsi passe un an, deux ans. À mesure que la vie redevient normale et que les écrivains retrouvent la possibilité de publier leurs œuvres, les Sérapions acquièrent la notoriété. Les voilà partis pour suivre chacun sa destinée. Nous les retrouverons tout à l’heure à des places d’honneur dans différents courants de la jeune littérature russe : Grouzdev, auteur d’ouvrages critiques ; Slonimski, écrivain sobre, descripteur d’hommes peu intelligents, s’essayant à une analyse psychologique extériorisée et simplifiée à dessein ; Zochtchenko, Ivanov, Fédine, lus, commentés, imités, traduits.
Le lecteur me pardonnera de m’être étendu un peu longuement sur la formation du groupe des Frères Sérapion ; j’ai deux excuses ; l’une est que c’est de leur sein que partit le renouveau des lettres russes, et cette autre, majeure : c’est avec eux que j’ai passé ma première, ma meilleure jeunesse.
Vladimir Pozner, Panorama de la littérature russe,1929