Sur Victor Chklovski

Je ne sais même pas où il est né. Je sais vaguement – peut-être me trompé-je ?– qu’à dix-huit ans il avait les cheveux bouclés et faisait des vers. Toujours est-il que quand je fis sa connaissance, en 1920, il avait perdu depuis longtemps ses illusions poétiques et ses belles boucles.
Chklovski est un des hommes les plus extraordinaires que l’on puisse jamais rencontrer. Il ignore les éléments mêmes de la vie quotidienne. Il sait à peine déchiffrer le cadran d’une montre, réciter dans l’ordre les douze mois de l’année. Il parle beaucoup, et bien mieux qu’il n’écrit. Dans sa conversation, désordonnée comme sa mise, Chklovski est volontiers ironique. En réalité c’est l’homme le plus sentimental que je connaisse. L’ironie chez lui n’est qu’un masque qu’il ne quitte jamais et qui d’ailleurs trahit celui qui le porte. Tous les sentimentaux simulent l’ironie.
Je viens de dire que Chklovski raconte mieux qu’il n’écrit. C’est un conteur professionnel. Dans n’importe quelle de ses œuvres – que ce soit un article, une lettre ou un roman – on entend toujours le timbre de la voix de l’auteur. Qu’est-ce qu’a écrit Chklovski ? Des articles de critique littéraire qu’il a réunis en un recueil sous le titre de : Le Coup du cheval aux échecs, un roman épistolaire: Zoo, enfin des mémoires, Voyage sentimental. Il choisit, on le voit, des genres où il lui est possible de parler à la première personne.
Ses articles, nets, précis, ramassés en deux ou trois pages, semblent être les fragments d’une conférence contradictoire, tant ils sont pleins de polémique acerbe, d’attaques violentes, d’admirations passionnées.
Quant à Zoo, ce livre est composé d’une suite de lettres écrites à une femme que l’auteur aime et qui lui a défendu de parler avec elle de l’amour qu’elle lui inspire. Il est donc obligé de l’entretenir de différents sujets qu’il choisit à tort et à travers pour revenir,– par voie de comparaison – au sujet primordial, unique, qui l’obsède, à l’amour. C’est un livre vécu, sincère, trop sincère peut-être.
L’autre roman de Chklovski, écrit avant Zoo, est ce Voyage sentimental que le lecteur français aura bientôt l’occasion de lire. Ce sont des mémoires, commencées à Petrograd, continuées en Finlande, terminées à Berlin. Toute la révolution russe y passe sous nos yeux. Simple soldat sous le tzar ; nommé, en 1917, commissaire d’armée, d’abord en Galicie, puis en Perse ; commandant d’un service d’autos blindées sous le règne de l’hertman Skoropodski ; professeur de l’Institut d’Histoire de l’Art à Pétrograd, Chklovski a connu Kérenski et Kornilov, Savinkov et Lénine ; Blok et Gorki ; il a été assez bien placé pour voir la grande débâcle russe, sous tous ses aspects.
On a beaucoup écrit et discuté en France sur la Révolution russe, mais au fond on n’en sait presque rien, sauf les noms des chefs et quelques dates importantes. La vie révolutionnaire demeure quasi inconnue. Le Voyage sentimental est le premier livre publié en français sur la Russie de nos jours, et l’auteur a pris une part active aux événements qu’il décrit. C’est le premier sincère témoignage d’un homme qui n’est ni un communiste dont les transports et les louanges sembleraient suspects d’avance, ni un émigré cherchant par principe à dénigrer tout ce qui se passe actuellement en Russie. D’autre part il ne s’attarde pas à conter des faits connus de tous, il découvre, d’après sa propre expression, « les dessous de la guerre et de la révolution ». Et comme Chklovski a un rare don d’observation ainsi qu’un talent de conteur indiscutable, son livre est un des meilleurs qui aient été écrits sur le sujet.
À quelle école l’œuvre de Chklovski appartient-elle ? Son dernier livre a paru après la Révolution ; par conséquent, son auteur est de la dernière génération d’écrivains russes, tout en étant un peu plus âgé que la plupart d’entre eux. Lui-même se dit futuriste, mais nous qui ne devons le juger que d’après ses livres, n’avons pu y relever la moindre trace de futurisme. Il fait partie du groupe des Frères Sérapion, dont je parlerai un jour plus en détail, mais les membres de cette confrérie sont liés plutôt par une amitié personnelle que par des goûts littéraires communs. Il serait facile de se débarrasser de Chklovski en le faisant passer pour un néo-romantique ou encore pour un néo-réaliste. Les preuves ne manquent jamais à l’appui de pareilles condamnations. Pour ma part, j’ai horreur de ces classifications, souvent arbitraires, toujours inutiles. Il ne faut jamais demander à l’écrivain son acte de naissance littéraire ou d’état-civil. Ses livres suffisent.

(Vladimir Pozner, Les Nouvelles Littéraires, 6/III/1926)

Pozner a traduit en français Zoo et Voyage sentimental (Gallimard), dont il traite ici.

Vladimir Pozner et Victor Chklovski à Paris, années 1960. (Photo André Pozner)

Vladimir Pozner et Victor Chklovski à Paris, années 1960. (Photo André Pozner)