Le sens le plus haut
Vladimir Pozner est mort mercredi à Paris à l’âge de quatre-vingt-sept ans. La France perd sans le savoir un grand écrivain et nous, qui le savons, un ami généreux, profond, discret. Voilà un homme qui a traversé sans tapage tous les tumultes du siècle et qui en a nourri son écriture, élaborant une somme romanesque dont l’envergure et la teneur humaine l’égalent aux plus illustres, qui a payé dans sa chair le fait d’avoir pris fait et cause contre un moment de honte nationale et, surtout, qui a sans cesse tenté de donner à entendre le monde sans effets de manche, tapant sur sa vieille machine à écrire des fictions qui le passent au crible. « On écrit pour être lu, me dit-il un jour. Recevoir une lettre d’un lecteur est un bonheur. Même si elle est d’injures. »
La vie de Volodia, ainsi qu’on le nomme avec affection, c’est déjà un roman. Né à Paris (6e arrondissement) dans une famille de la bourgeoisie juive éclairée, émigrée de Russie avant 1905, c’est au jardin du Luxembourg qu’il apprend à marcher. Sa première langue est le français. À l’âge de cinq ans, il accompagne ses parents à Saint-Pétersbourg. Pendant plusieurs années, il passera l’hiver là-bas et l’été en France. « Je lisais Hugo en français et Pouchkine en russe. À douze ans, je me sentais un poète russe, je déclamais mes vers chez Gorki le dimanche. » À l’école Ténichev, il a pour condisciples Chostakovitch et le fils de Trotski. À la révolution, la famille quitte Pétersbourg pour Moscou. C’est là qu’à quinze ans, il devient l’un des « Frères Sérapion », groupe littéraire dont sortirent maints écrivains de valeur (Vsevolod Ivanov, Constantin Fédine, Kavérine, Nikolaï Tikhonov, Zochtchenko…). « Nous lisions à haute voix nos nouvelles, nos poèmes, des chapitres de romans. Nous nous disions la vérité. Nous n’avions pas de religion littéraire. Notre devise était « Chacun son tambour », pour dire que nous n’avions pas de credo exclusif. Nous étions onze. C’était 1920. Nous avions faim et froid. La vie était dure mais nous riions beaucoup. Chklovski, à vingt-sept ans, était notre aîné attentif. Nous n’avions ni encre ni papier. En classe, nous gardions nos gants, le manteau… »
Il est chez lui en quatre langues : la française et la russe donc, plus l’allemande et l’anglaise, plutôt dans sa version américaine, car il a été scénariste à Hollywood pendant la guerre (pour la Columbia, la Warner, Universal…), ratant de peu un oscar pour son travail sur The Dark Mirror, réalisé par Robert Siodmak, avec Olivia de Havilland en vedette… Il a aussi été charpentier en fer aux chantiers navals de Richmond, tout près d’un petit port cher au cœur de Jack London. Je me perds dans la chronologie. Revenons en arrière. Son premier ouvrage paru est, en 1929, un Panorama de la littérature russe contemporaine, suivi de Tosltoï est mort. En 1937, c’est ce chef d’œuvre, Le Mors aux dents, d’abord roman montré en train de se faire, puis récit épique à la Babel, à la Pilniak, sur un sujet voisin du film Tempête sur l’Asie de Poudovkine, et c’est enfin la prodigieuse analyse de la psyché d’un contre-révolutionnaire, le baron balte Ungern (quel rôle superbe c’eût été pour Klaus Kinski !) pour qui « penser est une lâcheté » et qui rêve de se réincarner en Gengis Khan.
Autre coup de maître, Deuil en 24 heures (Frank Cassenti en tirera un téléfilm en 1982). C’est, à partir de son expérience de la « drôle de guerre », le récit haletant, d’une minutie et d’une acuité de regard dignes du cinéma, de la débâcle sur les routes de France. Sur cette période, je place ce roman (salué en son temps par Caldwell et les frères Mann, Thomas et Heinrich, excusez du peu) sur les rayons de la bibliothèque, entre La route de Flandres de Claude Simon et Un balcon en forêt, de Gracq. Pas moins.
Au milieu des années trente, se trouvant aux États-Unis pendant la grande crise, Vladimir Pozner en ramène Les États-Désunis, qui tiennent à la fois du reportage et de la nouvelle (l’une inspirera Sartre pour sa pièce La putain respectueuse). Plus tard, avec Qui a tué H. O. Burrell ?, à partir d’un fait divers – un petit bourgeois se tranche la gorge pour « sauver sa femme et ses enfants des communistes » – il prend le pouls exact du pays à l’heure maccarthyste. Comme tous les écrivains, Volodia œuvre à sa table, mais son combustible de base, c’est l’expérience historique vécue, à tout le moins approchée au plus près. En exergue d’Espagne premier amour, qui s’abreuve, vingt ans après les faits, à ce qu’il vécut en allant repêcher, en mission officielle, les intellectuels espagnols jetés dans les camps d’internement des Pyrénées à la fin de la guerre contre Franco, il reprend à son compte cette sentence de Cervantès : « Les histoires inventées sont d’autant meilleures, d’autant plus agréables qu’elles s’approchent davantage de la vérité ou de la vraisemblance, et les véritables valent d’autant mieux qu’elle sont plus vraies. » Volodia est membre du parti communiste français (depuis 1933, sur le conseil de Gorki, aime-t-il à dire). Ce n’est certes pas accessoire dans une vie d’homme. Mais le métier d’écrire ne se juge pas à cette aune. Son ami Brecht disait aux peintres : « Si l’on vous demande si vous êtes communistes, mieux vaut produire comme preuves vos tableaux plutôt que votre carte du Parti. » Ainsi s’avance Volodia, avec ses tableaux tapés à la machine. Quant à l’art d’écrire, il se méfie des théories. « J’y vois trop souvent la tentation de se baser sur ses propres habitudes pour décider que ce sera un théorème universel. Chaque fois que j’écris un livre, j’ai la sensation d’escalader une montagne. Monter est dur, vers le sommet ça va mieux, on commence à respirer dans la descente. »
Écrivain de la plus haute veine, il ne cesse pas d’être aussi journaliste, avant-guerre à Vendredi, dans Marianne, Regards, L’Humanité (collaboration qu’il n’interrompra quasiment jamais, sauf dans son grand âge) afin de témoigner de l’état du monde ici et là. J’ai encore en tête sa participation à notre série « Lire le pays » (1977, le temps passe, il ne fait même que cela). Sous le titre Saint-Tropez dans le rétroviseur, il évoquait le petit port varois dans les années vingt, quand il n’y avait pas de touristes ! On ne compte pas, non plus, ses interventions dans nos colonnes sur telle ou telle question brûlante. Toujours avec la même écriture, fluide, précise, sensible, où chaque mot pèse son juste poids, sans lest superflu.
Je le revois dans son appartement, rue Mazarine, au milieu de petites collines instables de livres, avec des photos de ses enfants et petits-enfants, des jouets en bois… Il ouvre un album : courts textes manuscrits de Gorki, Pasternak, Maïakovski…, autographes de Douglas Fairbanks, Mary Pickford, Chaplin… Il me confie qu’à Hollywood il prenait souvent son petit-déjeuner en compagnie de Garbo. Je l’envie. C’est qu’il a rencontré, sur presque un siècle, tous ceux qui ont compté dans le domaine de l’esprit. Ils l’ont aimé ou estimé. C’est qu’il est né ami – comme d’autres sont roux ou hypermétropes – tant pour le jeune écrivain balbutiant que pour le ténor des lettres qui lui demande conseil sur tel ou tel vers de Pouchkine ou sur le costume que portait Dashiell Hammett, quand il lui serra la main pour la première fois.
À la veille de Charonne, Volodia est cruellement blessé à la tête par les plastiqueurs de l’OAS, Malraux et André Wurmser étant également victimes d’attentats. C’est que les tueurs, par ouï-dire, ont su qu’il a publié Le lieu du supplice, une suite de récits qui traitent de l’infamie alors en cours en Algérie.
Il y a, de son propre aveu, quelque chose de cinématographique dans sa vision littéraire: « Cela suppose le souci de rechercher le biais, l’angle par lequel la caméra va saisir un aspect d’un visage, d’un décor, d’une scène, qui à la fois en apporte ainsi une vision différente et souligne les caractéristiques du sujet. » On lui doit, n’est-ce pas, avec Daquin, Le point du jour, ce film magnifique sur les mineurs du Nord. Avec Roger Vailland, il conçut le scénario de Bel-Ami d’après Maupassant, film de Daquin, aussitôt censuré pour cause d’allusion directe aux « événements » d’Algérie. Pour Joris Ivens, il compose le texte du sublime Chant des fleuves.
Un écrivain complet, qui jamais ne fait le beau dans le cirque littéraire. Un pudique. Un homme fier et bon. À y regarder de près, ils n’abondent pas, les êtres de cette trempe.
Mémorialiste hors pair, dans Vladimir Pozner se souvient (Messidor), il nous régale de portraits de sa mère aussi bien que d’Anna Seghers, Oppenheimer, Hammett, Mauriac, Alexandre Blok, Picasso, Babel, Neruda, Chagall, Fernand Léger… Je suis sûr qu’il a écrit jusqu’à son dernier souffle. En 1986, il donne, aux éditions Actes Sud, un roman bouleversant qui ne hausse jamais le ton, Le fond des ormes, qui tresse subtilement l’histoire d’une vie – celle d’un garçon qui perd prématurément sa mère – à la douleur de voir la nature mutilée. Avec Le lever du rideau, il avait déjà exploré, de façon bouleversante et elliptique, le territoire de l’enfance. Dans Cuisine bourgeoise (Actes Sud), il se livre à d’époustouflantes variations balzaciennes sur les années trente.
Son art d’écrire est tout entier tendu vers la simplicité. À son propos, Claude Prévost rappelle le mot de Goethe : « Le sens le plus haut dans l’espace le plus mince. » C’est cela qui, d’ores et déjà, le constitue en véritable classique. Volodia s’est effacé, l’œuvre demeure, qui va grandir, ayant tout le temps devant elle. Nous pensons au chagrin des siens, à Ida, son épouse, son double attentif et tendre. C’est déchirant de perdre Volodia.
Jean-Pierre Léonardini (L’Humanité, 21 février 1992)
Une fidélité obstinée
Vladimir Pozner, romancier, journaliste, traducteur, scénariste, est mort dans sa quatre-vingt-septième année, à son domicile parisien, mercredi 19 février. Trente ans, presque jour pour jour, après l’attentat de l’OAS qui avait gravement blessé et défiguré ce militant communiste, partisan déclaré de l’anticolonialisme et de l’indépendance de l’Algérie.
Né à Paris en 1905, près du Luxembourg, dans une famille d’émigrés russes, Vladimir Solomonovitch Pozner avait cinq ans quand ses parents repartirent pour Saint-Pétersbourg. Le jeune garçon apprendra alors le russe, lira Hugo en français, Pouchkine en russe, et restera marqué par le souvenir des années de la Révolution, tout autant que par le milieu des écrivains qu’il côtoie à Petrograd et à Moscou : Gorki, l’ami de sa famille, mais aussi Maïakovski, Blok, Akhmatova, Victor Chklovski, l’avant-garde littéraire; plus tard, il connaîtra Pasternak, Babel, tant d’autres…
En 1921, il revient en France et à sa langue maternelle et, tout en fréquentant la Sorbonne, il fait du journalisme, traduit Tolstoï, Dostoïevski, de jeunes auteurs soviétiques qu’il est un des premiers à faire connaître, notamment dans un Panorama de la littérature russe contemporaine paru chez Kra, s’attachant à être un trait d’union entre Paris et Moscou.
En 1933, il adhère au parti communiste et ne reviendra jamais sur cet engagement de près de soixante années de fidélité obstinée, malgré les tempêtes et les révélations. Il publie ses premiers livres : Tolstoï est mort, un roman-documentaire sur les derniers jours du grand écrivain, un reportage sur l’Amérique de la Dépression, Les États-Désunis, et, surtout, se fait remarquer avec Le mors aux dents, l’odyssée d’un baron balte en Mongolie, qui s’illustre par sa férocité dans sa lutte contre la jeune révolution soviétique.
Mobilisé en 1939, il réussira, après l’armistice, à partir avec sa famille pour les États-Unis, à New York d’abord, puis en Californie où il fait tous les métiers et termine son roman sur la guerre et la débâcle, Deuil en 24 heures, publié d’abord chez Brentano ; il vit ensuite trois ans à Hollywood où il retrouve Brecht, Heinrich Mann, Hanns Eisler, et travaille comme scénariste pour divers studios.
Après la guerre, de retour en Europe, Vladimir Pozner va poursuivre une œuvre où il mêle le monde qu’il a vu, le contexte politique et ses convictions dans des romans-documents : Qui a tué H. O. Burrell ?, tiré d’un fait divers à propos de la mort, en 1951, d’un Américain qui se suicide par crainte du communisme, Le lieu du supplice (1959), le premier ouvrage « littéraire » sur la guerre d’Algérie ; Le lever du rideau (1961), un récit sur la poésie de l’enfance ; Espagne premier amour (1965), sur l’engagement d’un artiste quand éclate un conflit ; Mille et un jours (1967), évocation de son adolescence à Petrograd et du pays des soviets ; Le temps est hors des gonds (1969), à Elseneur occupé par les nazis, où les Danois refusèrent de livrer les juifs ; des souvenirs, Vladimir Pozner se souvient (1972) ; un roman de science-fiction sur la guerre atomique, Mal de lune (1974) ; Descente aux enfers ; Les brumes de San Francisco ; Cuisine bourgeoise.
Scénariste, il a collaboré avec Louis Daquin (Le point du jour, Bel-Ami), Joris Ivens (Le chant des fleuves), Cavalcanti (Maître Puntila et son valet Matti), Mauro Bolognini, Marcel Pagliero, etc.
Un homme de bonne volonté, habité par un désir de paix et de justice utopique, une passion obstinée, que même ceux qui ne partageaient pas ses convictions respectaient.
Nicole Zand (Le Monde, 22 février 1992)